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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Le Glouton, A. K. Blakemore, traduit de l’anglais par Françoise Adelstain (Globe)

Quand les écrivains britanniques se mettent en devoir de parler de la Révolution française, il y a souvent lieu de se méfier… J’ai des préjugés ? Peut-être. Ils se confirment cependant à écouter Amy Katrina Blakemore, « autrice, poétesse et traductrice » trentenaire, qui avoue s’être documentée dans La Révolution française de Carlyle, auteur notoirement hostile à l’événement – et au demeurant chantre de l’esclavage.

 

Il est vrai qu’elle a dû puiser à plus d’une source, pour imaginer l’histoire (« vraie ») de Tarare, « le Glouton de Lyon. L’Hercule du Gosier », né en 1772, mort en 1799, phénomène capable d’ingurgiter des bouchons de liège, des pierres, des animaux divers et variés, soixante-quinze œufs durs. Le roman d’A. K. Blakemore le montre exhibé dans les foires par une équipe d’habiles et pittoresques malandrins, puis soldat de la République, envoyé comme fou à l’hôpital militaire, où ses compétences spéciales lui valent d’être promu espion et dépêché chez l’ennemi prussien avec un message dans l’estomac. Il en revient par miracle, mange un enfant, doit fuir… Nous le découvrons dans un autre hôpital, où il agonise tout en racontant son histoire à une jeune novice, sœur Perpétue.

 

Scènes paysannes

 

C’est dans la seconde moitié du livre que les choses se gâtent. Dans les armées de la République, où on fume, en 1793, la cigarette, un soldat appelle son supérieur « monsieur » et se fait fouetter pour indiscipline. Notre autrice pense que « tiers-état » veut dire quelque chose comme quart-monde, elle croit que tous les Alsaciens sont protestants et que Neustadt est en Alsace (pour Soultz, Haut-Rhin, elle est moins sûre…). Les généraux qui défendent la patrie en danger sont une bande de notables cyniques et arrivistes dont on se demande bien ce qu’ils sont venus faire là. Bref, la « fable politique » que nous promet la quatrième de couverture est surtout une fable. Mais tout ça n’a sans doute pas vraiment d’importance aux yeux d’A. K. Blakemore, laquelle pense visiblement que tous les systèmes politiques se valent et qu’il n’y a que des puissants et des opprimés, analyse qui a au moins le mérite d’être simple.

 

Peut-on plutôt parler de roman historique ? Tout dépend de ce qu’on entend par Histoire. Le ridicule et la caricature ne sont jamais bien loin dès que la romancière se risque sur le terrain des événements. Dès qu’elle s’en éloigne, l’Histoire est là – une Histoire non-événementielle. Elle se déploie magnifiquement, disons-le, dans les deux premières parties du récit. Nous sommes encore sous l’Ancien Régime, Tarare est enfant, puis adolescent, dans un petit village puis sur les routes avec ses perfides amis. Cela nous vaut un tableau impressionnant de crédibilité de la vie dans les campagnes au XVIIIe siècle. Notre autrice fait montre d’un art accompli de la scène. Scènes de groupe, comme cet hallucinant cortège de paysans révoltés précédé d’une tête de cerf, mais aussi vues de lieux et de paysages chargées de poésie inquiétante : « La lune est très bas dans le ciel (…), le jour rampe en attendant de surgir » ; « Les faucons et les milans tournent au-dessus des prairies humides (…) comme s’ils s’aimaient et comme s’ils aimaient voir leurs reflets plonger dans l’eau douce » ; « Le vent frissonne au sommet des arbres, comme saisi de nostalgie et désirant être caressé »…

 

Dans le corps de Tarare

 

Les perceptions jouent un grand rôle, particulièrement les odeurs corporelles – « effluves d’entrejambe en sueur, de cheval écumant, de laiterie en juillet », « odeur de moisi si épaisse qu’elle en paraît presque élaborée ». Car le vrai héros, celui qu’A. K. Blakemore excelle à mettre en scène et à décrire, c’est le corps. Celui de Tarare au premier chef, entre horreur et comique, lorsqu’il contient, certain matin, « un chapeau, trois dés à coudre, vingt pieds de cochon, deux chandelles et un chiot aveugle ».

 

Est-ce le corps d’un monstre ? Ce que nous conte l’écrivaine anglaise est-il, comme elle le dit, de l’ordre du « mythe » ? Non. Le corps du mythe, celui de la fable ou du conte ne sont pas des corps habités. Celui de Tarare, si. L’intérêt est justement de nous montrer le corps monstrueux de l’intérieur.

 

« Au fond des prunelles [de Tarare] des concrétions stellaires de sucre soufflé flottent, se mélangent et dansent comme des graines de chardon. Il pourrait les attraper sur la langue » ; « Il se sent famélique – désossé, même. Pratiquement concave »… Qu’est-ce que Tarare ? Une allégorie ? L’image grossie de tous ceux qui, comme lui, savent ce que signifie « manger ou mourir », de ceux qui ont connu la faim toute leur vie, avant même « de savoir qu’il y avait un mot pour la nommer » ?... Mais Tarare n’a pas toujours mangé comme il le fait. Un jour, le compagnon de sa mère l’a battu et laissé pour mort. Il était toujours vivant mais, revenu à lui, il a constaté qu’« on lui [avait] fait quelque chose ». À partir de ce jour-là il s’est senti habité par un vide, un creux permanent et impossible à combler. « C’est rare, très rare que je sois autre chose qu’affamé (…), toute ma vie je suis resté sur le seuil attendant qu’on me laisse entrer dans ma vie, à cause de cette faim il n’y a pas de vie pour Tarare ».

 

On n’en saura pas plus. Le récit pose sans cesse la question du pourquoi sans y répondre. C’est là sa force. A. K. Blakemore ne raconte pas un mythe, ni une fable, politique ou non. Son livre est un abîme, à l’image de son héros, qu’on surnommait « la Bête », mais aussi « l’Homme sans fond ».

 

P. A.

 

Illustration : https://sa.maxime-cruzel.fr

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