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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Des loups ordinaires, Seth Kanders, traduit de l’anglais par Anne Pouzargues (Buchet-Chastel)

Le roman, nous dit la présentation, est « largement inspiré par la vie de son auteur ». Lequel « est né et a grandi dans la nature sauvage du nord de l’Alaska » avant de devenir « trappeur, pêcheur, jardinier, mécano, constructeur d’igloo, photographe et professeur ». Et d’écrire ce « livre culte » paru aux États-Unis en 2004. Qui dit mieux ?

 

Cutuk, le héros, vit lui aussi sous le cercle polaire. Au début du récit il a cinq ans et habite, avec Jerry et Iris, ses frère et sœur, ainsi qu’Abe, son père, un igloo comme les Eskimos n’en construisent plus : « unique grande pièce (…) enterrée jusqu’à l’avant-toit dans le sol protecteur », murs et toit « isolés avec de la tourbe », lampe à huile, feu de bois… De temps en temps la famille se rend au village le plus proche, où Cutuk se fait appeler « ch’veux jaunes » et « face de craie » et est systématiquement brutalisé. Mais la plupart du temps le père et les trois enfants restent dans leur solitude, aberrante aux yeux des autochtones. Autour d’eux s’étend la toundra, parfois colorée par un rapide printemps avant d’être livrée à l’été « chaud et assommant » avec ses « nuées de moustiques » ; mais le plus souvent couverte de neige et plongée dans une nuit que traversent les seules aurores boréales (« fumées vertes et spectrales », « rapides coups de brosse pâle aux queues teintées de rose »). Les uniques voisins, mais ils sont nombreux, sont les orignaux, les carcajous, les ours, les loups, surtout, qui hantent le récit, et répondent aux chiens, eux aussi omniprésents – traîneaux obligent.

 

« Extérieur » ou « territoire »

 

Cutuk a dix ans, seize ans… Il est solarisé par correspondance, puis à l’école du village. Sa sœur Iris a d’« étranges yeux bleus pleins de sourires », sa présence l’« encercl[e] » et, quand il embrasse pour la première fois Dawna, « son visage se brouill[e] et se [fond] dans celui d’Iris ».

 

Plus tard Cutuk a vingt et un ans, part pour Anchorage, essaie un temps d’y vivre. Il n’y arrive pas, revient finalement s’installer dans l’igloo que son père a quitté pour habiter un peu plus loin.

 

Il ne se sent pas complètement chez lui parmi les hommes. Et tout le roman, d’éducation s’il en est, est fait de ses va-et-vient et de ses hésitations entre « Extérieur » et « territoire ». « J’étais là, mais je n’y étais pas tout entier », dira-t-il, commentant son séjour dans la grande ville. Mais quand son père lui demande s’il est « vraiment sûr » que sa place est dans la toundra, la question « raisonn[e] dans [sa] tête »… C’est que le problème est plus complexe qu’une simple oscillation nature/culture. Cutuk a rêvé d’« être Eskimo », ni plus ni moins. Seulement, à la fin du vingtième siècle, cela veut dire sillonner le pays en motoneige, chasser pour la gloriole ou l’argent, s’abrutir de télévision et de « picole ». Le héros, pas plus que l’auteur, ne fait partie des « adorateurs d’autochtones » qui ne connaissent le « territoire » que de loin ou en surface. Et le village, gangrené par la violence, jonché de « piles de planches clouées », d’« épaves de motoneige » et de « paniers de traîneaux cassés », est loin de toutes les images idylliques ou bien-pensantes.

 

Ne pas être Eskimo

 

Cutuk met longtemps à trouver sa vraie voie, à l’écart du mode de vie américain mais aussi de ce que les Américains ont fait des Eskimos de jadis. Ce n’est qu’à la page 330 qu’il pourra se dire : « Pas besoin d’être Eskimo. Pas besoin de loups morts ou d’argent, d’avion ou de choses qui brillent »… Entrer dans ce gros roman, c’est entrer dans le temps long. Objets, gestes, paysages y occupent la plus grande place, et au-delà du dixième dépeçage de caribou on éprouve parfois un peu de lassitude.  Cependant rien n’aurait lieu sans cette lenteur. « Les vieilles histoires eskimo », nous est-il indiqué à plusieurs reprises, « débutaient au milieu des choses et s’interrompaient lorsque le raconteur se fatiguait ». Le roman de Seth Kanders a quelque chose de ces contes privés de commencement et de fin : temporalité stagnante, intrigue presque immobile, retour inlassable des mêmes motifs et des mêmes situations… Comment pourrait-il en être autrement ? L’écriture mime la nature qu’elle évoque, sans hommes, presque toujours glacée, animée seulement par le cycle des saisons et la circulation des bêtes immuables.

 

Si l’on s’abandonne à cette prose hypnotique et à sa force d’invocation, on croira voir surgir un « territoire blanc au sein duquel [l’homme] se [sent] aussi petit qu’un grain de poussière ». « Lumière des fenêtres exiguë et jaune dans l’obscurité colossale » ; « écorce gelée de la nuit » ; « silhouettes sombres qui déambulent, s’arrêtent, s’éparpillent dans le noir »… Poésie, pour le dire d’un mot.

 

P. A.

 

Illustration : https://www.radiofrance.fr

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S
Est-ce que le texte original anglais parle des "esquimos"?Ou est-ce une déciison de la traductrice? De nos jours, c'est un terme insultant pour les autochtones, qui s'appellent eux-mêmes "Inuit".
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P
Je sais, mais c'est le mot employé par l'auteur, et voici ce que dit l'Encyclopedia Universalis :<br /> "En Alaska, l'appellation « eskimo » est toujours utilisée, avec la distinction géographique et culturelle inupiat (pour les communautés du Nord) et yuit ou yupiit (pour celles de l'Ouest et du Sud-Ouest)".