Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Au bord de quoi ?... Avant tout, au bord de la narration. Sommes-nous en effet dans le récit d’une vie, qui se recomposerait à petites touches ? Il y a de ça, bien sûr… Après avoir grandi seul entre une mère et un père, puis, après la mort de ce dernier, un beau-père disparu à son tour, Jérôme a fait de vagues études de lettres, a voulu croire en une hypothétique vocation théâtrale, a vécu de petits emplois et connu quelques relations féminines peu satisfaisantes. Après quoi il est retourné vivre avec sa mère à la campagne (« Faut bien […], la ville n’apporte rien de bon, Paris n’en parlons pas, les belles lettres non plus, autant rester ici »). Mais depuis ? Rien. La mère est morte, Jérôme dort, rêve beaucoup, se promène, passe du temps à la « ressourcerie » : « Ce qui compte le plus, en ce moment, à la ressourcerie, ce sont les hortensias. Tiges de plastique, fleurs d’un bleu soutenu semblable à l’océan. Se dit qu’il finira par les acheter ».
Sur les bords du poème
Ce livre, qui pourrait aussi bien s’intituler En rade, ne bascule jamais vraiment dans ce qu’on entend en général par récit. Des thèmes et des motifs reviennent de loin en loin, plus musicaux que narratifs. Le temps passe insensiblement en activités inutiles, voire absurdes. Jérôme donne à la ressourcerie le fauteuil de sa mère, mais c’est pour venir ensuite « s’y asseoir toute la journée » ; il « sort marcher dans la colline. Enserre son arbre, front contre l’écorce. Plus rien que ce noir qui flotte sous les paupières » ; il « ramasse de la couleur dans les champs et au bord des fossés. Des tournesols et des chardons. Ressassement de la marche agrémentée de quelques stations ». Bref, « le drame insignifiant de l’existence ». On pense à Beckett, humour métaphysique inclus.
Sauf que la matérialisation du pur écoulement temporel ne prend pas ici la forme d’un inlassable monologue. Le héros de Clotilde Escalle, plutôt que de parler, écrit : « Un cahier où noter ce à quoi il pense, quand ça revient de manière insistante » ; « Il ne sait rien faire d’autre qu’énumérer ce qu’il voit et tenter d’y croire ». Un journal à la troisième personne, alors ? Non plus. L’écriture se déploie, c’est sa grande force, à l’écart et pourtant au bord du poème en prose. On songe à Joë Bousquet pour la chronique poétique et drôle d’une bourgade, à Jules Renard, surtout, pour l’emploi du présent, l’art du paragraphe et celui de la rupture. Exemple : « Ça s’est remis à canonner, les saisons courent vite, et c’est presque toujours celle de la chasse. Régulation du parc animalier, disent-ils, en vestige d’eux-mêmes, dans leurs gilets jaune fluo (…). Rabattre la bête jusqu’ici, fusillade garantie. La harde en déroute, l’œil qui pleure. Le mauve est celui des ombres portées ».
Aux limites de soi
À égale distance de la fiction et du poème, le texte dessine aussi une zone indécise entre nature et monde urbain. Depuis son retour à la campagne, Jérôme ressent une « nostalgie de la densité urbaine » et est hanté par les souvenirs de Paris. Cependant l’endroit où il s’est replié ressemble souvent à une excroissance morte poussée sur les bords de la ville : « zone industrielle » désertée, « magasins en faillite »… « Trois loupiotes dans leurs globes brisés brillent en plein après-midi dans l’hôtel Ibis ».
Dans ce lieu de relégation errent des laissés-pour-compte, vieillards, femmes solitaires, pensionnaires de l’asile psychiatrique ou qui pourraient bien y finir, comme Constant, le vigile qui se déguise en cow-boy. D’autres auteurs auraient brossé le tableau sociologique d’une nouvelle ruralité. Pas Clotilde Escalle. Ses personnages exilés aux limites de la vie sociale sont tout au bord, surtout, d’eux-mêmes, et toujours près de tomber dans une extériorité vertigineuse. À commencer par Jérôme. Notre homme entrevoit des spectres, distingue l’ombre de sa défunte mère sur le mur, a des rêves tumultueux, se relève la nuit pour manger de la terre. Ensuite il s’endort, et se réveille avec « la sensation d’être englouti, avalé, trituré, plusieurs en lui et aucun ne dit ce qu’il a vraiment à dire ».
Entre ces identités fragmentaires, entre lui-même et lui, entre lui et les choses, c’est le monde de Jérôme, toujours sur le point de se défaire, mais mystérieusement consistant. Et si c’était le monde tout court ?
P. A.