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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Au secours, Anne Serre (Champ Vallon)

Dans l'entretien qu’elle a accordé à ce blog en 2017, Anne Serre disait, parlant de ce qu’elle écrit : « C’est un peu comme si j’étais sur une île et que j’envoyais des signaux dont j’espère qu’ils vont être perçus depuis le continent ».

 

Dans ce roman, publié une première fois chez le même éditeur en 1998, la comparaison était déjà là, prise au pied de la lettre. La narratrice a acheté, sur un lac, une île, où elle vit seule dans une grande maison blanche. Quand elle reçoit un appel « au secours » d’une amie, Paula, qui veut la voir d’urgence, elle traîne et remet à plus tard (« Il semble que de nombreux éléments s’opposent pour le moment à mon départ »). Mais, comme toutes les îles, celle-ci est un peu mystérieuse… Des présences inexplicables finissent par chasser notre héroïne de chez elle et par la lancer sur les traces de Paula, peut-être entre-temps partie en Italie. Celle qui nous parle erre un moment par la campagne, ou dans ces « petites bourgades tristes et laides » qu’elle avoue affectionner. Puis elle rentre chez elle. Un des personnages à éclipses qui la hantent déclare ex abrupto être sa mère, ce qui la surprend. Elle repart, revient, la « mère » meurt, le récit s’achève. Paula est toujours loin.

 

Entre l’île et l’errance

 

Ce résumé pour suggérer l’inanité de tout résumé d’un tel texte, et la tension à partir de laquelle il se construit, entre île et monde extérieur. D’un côté un espace immobile et fermé, de l’autre l’ouverture, le mouvement, le voyage sans but. On peut prêter à cette opposition bien des significations métaphoriques, et la narratrice, songeant à son existence, s’interroge : « En vivant seule sur une île est-ce que je me prive d’expériences nécessaires – partager ma vie, par exemple, être mère moi-même… ? ». Le plus évident cependant reste que le retrait dans l’île comme le voyage le long des routes dessinent deux images contrastées de l’écriture. L’île, c’est le monde intérieur, l’espace du fantasme, où se matérialisent des présences d’abord impalpables (« Ne trouvez-vous pas qu’une présence invisible (…) emplit davantage la vie qu’une présence visible ? »). Quant au thème du voyage, il renvoie irrésistiblement au romantisme allemand et à l’univers du conte.

 

Avec Anne Serre, le conte n’est jamais loin. Il suffit de songer à ses titres : Petite table, sois mise (Verdier, 2012), Au cœur d'un été tout en or (Mercure de France, 2020, Goncourt de la nouvelle)… Il suffit ici de relever certains noms (Goethe, Grimm, Hofmannsthal, Kafka…) dans la bibliothèque insulaire de l’héroïne. Les contes de notre auteure sont, disons, des contes d’aujourd’hui, où à des schémas traditionnels (l’enfermement, la quête, les auxiliaires surnaturels…) se superposent des décors et des tonalités actuels. L’errance de la narratrice est ponctuée de moments magiques (« J’écoutais les bruits de la campagne, les coups sourds dans la grange, un ronflement de moteur au loin, les oiseaux, les insectes. À ma gauche, une longue plante avec une tige et des feuilles duveteuses d’un vert pâle presque bleu s’élevait contre le mur… »). Et si le merveilleux proprement dit peut aussi surgir à tout moment, il est avant tout une possibilité narrative.

 

Conter

 

Ainsi, l’héroïne voit apparaître dans son île un homme mystérieux, qui lui propose ses services en tant que jardinier. « Et puis il est arrivé une chose bizarre, tellement bizarre que j’ose à peine vous en parler (…) : tout doucement, il s’est transformé en femme »… Mettons qu’un homme apparaisse, et puis non, après tout, plutôt une femme… Le long monologue constituant le roman peut entièrement se lire comme la rêverie d’une écrivaine envisageant les différents embranchements narratifs possibles d’une fiction encore en train de s’élaborer : « Je vous vois bien arriver à Rome (…) ouvrant votre valise et en sortant peut-être un poignard ou une arme. Vous avez décidé de tuer quelqu’un, un homme. Un ancien amant ? »… Tout se passe comme s’il s’agissait, à partir d’une hypothèse de départ (et si j’habitais sur une île ?), de suivre jusqu’au bout toutes les possibilités qu’elle ouvre en matière de fiction.

 

D’où une narration instable, imprévisible, empreinte d’une jubilatoire liberté. Jubilation de la conteuse comme du lecteur. Il y a du Shéhérazade chez Anne Serre et chez sa narratrice (« Il me semblait même, durant toutes ces nuits et tous ces jours où je racontais, que j’assurais par là les fondations de ma maison, la beauté de mon île, l’ordre du paysage, la bonne tenue du ciel au-dessus de nous »). L’alacrité de l’écriture, le rythme bondissant de cette longue interpellation à une absente, scandée d’interrogations sans réponse toujours relancées par de nouvelles questions, est pour beaucoup dans l’impression de vitalité et, pour reprendre un mot clé, de joie qu’on éprouve à lire ce texte. « Placer la joie au-dessus de tout est peut-être barbare », songe la narratrice. Mais elle veut bien être barbare, « ne sachant chercher que la joie ». Et on veut bien, nous aussi, l’être avec elle.

 

P. A.

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H
l'île, l'enfermement, la quête, les fantasmes, , , j'aime beaucoup ce qu'écrit Anne Serre et, grâce à vous encore, je vais me procurer cet "au secours".<br /> ... et puis moi aussi j'ose envoyer sinon un "au secours", du moins un petit signal sur votre continent cher Pierre Ahnne, mon dernier roman. Vous l'avez peut-être déjà reçu de Buchet Chastel, sinon, ça ne saurait tarder. <br /> J'espère que vous allez bien, merci encore pour ces chroniques si fréquentes et que je lis toujours avec plaisir.<br /> amicalement<br /> Hélène Veyssier
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P
Ah je me réjouis de vous lire, alors !<br /> Et oui, Anne Serre, c'est toujours très bien.