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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

La Patiente du jeudi, Nathalie Zajde (L’Antilope)

Il y a un côté puzzle dans le premier roman de Nathalie Zajde. C’est d’abord l’histoire de Mona, jeune femme d’aujourd’hui. Elle est journaliste, et chargée « de faire découvrir aux lecteurs des faits de société encore peu connus ». Quoique de mœurs libres, elle est seule. Elle a de mauvais rapports avec son père, de bons avec sa mère, laquelle lui a offert « un grand portrait de Mona Lisa ». Et elle bénéficie des conseils d’un ami d’enfance homo dans ses relations amoureuses, qui sont compliquées : après, en effet, bien des échecs elle a rencontré Tim, belle jeune Africaine, mais celle-ci vient de la quitter ; heureusement, elle a fait ensuite la connaissance de Victor, séduisant artiste peintre.

 

Mona et ses fantômes

 

En alternance avec les chapitres consacrés à ce personnage, d’autres nous racontent la vie de Moyshé et d’Avrum, qui ont fui leur Pologne natale et ses pogroms. Décidés à gagner l’Amérique, ces deux amis inséparables se font dévaliser dans le train et doivent s’arrêter à Paris pour se refaire. Ils y découvrent le monde juif immigré de l’époque, le communisme et le sionisme. Ils y apprennent les métiers de chapelier et de tailleur, s’y marient, s’y installent – tragique erreur, dans ces années d’immédiat avant-guerre.

 

Les deux fils narratifs se rapprochent cependant… Mona, depuis sa puberté, connaît des crises au cours desquelles elle se trouve transportée dans un passé qu’elle n’a pas connu : elle assiste à des épisodes de la Shoah en France, arrestations, passages dramatiques de la ligne de démarcation, enfants cachés… Dans ces moments où elle n’est plus elle-même, Mona se débat, vocifère, devient violente, surtout quand le délire la prend pendant l’amour. Sous hypnose, elle s’adresse à son psy en yiddish, langue qu’elle ignore.

 

Oui, parce qu’il y a aussi un psy, et de nombreux chapitres sont des récits de séance. Le thérapeute n’est pas fermé aux théorisations audacieuses (« Vous avez une sorte de don de voyance, mais au lieu de voir l’avenir, vous, vous annoncez le passé »). Il encourage « la patiente du jeudi » à faire des recherches sur sa famille, à se rendre au Mémorial de la Shoah, à participer à des groupes de parole. Elle découvre ainsi qu’elle est juive par son père, qu’elle est l’arrière-petite-fille de Moyshé, et qu’elle est possédée par un dibbouk, créature issue du folklore et de la littérature yiddish, qui revient hanter les vivants tant que ceux-ci n’ont pas accompli ce qu’elle-même, disparue trop tôt, a été empêchée de mener à bien. « Tant que vous ne respecterez pas la promesse de nos aïeux, Mona Roze sera l’âme et le corps des Juifs assassinés », dit ce spectre.

 

L’art de la discordance

 

Récapitulons : une romance contemporaine ; un roman historique ; un récit documentaire dans lequel l’auteure, « spécialiste des traumatismes psychiques » et animant « des groupes de parole de survivants et enfants de survivants », utilise ses connaissances ; un conte fantastique, mettant en scène une figure mythique qui vient de faire l’objet d’une exposition au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme…

 

Ces pièces contradictoires ne s’emboîtent pas toujours très bien, il faut l’avouer. Même si ses mésaventures sont semées d’indices utiles, on a quelque mal à s’intéresser à l’héroïne, qu’on a trop le sentiment d’avoir déjà vue, chez Woody Allen ou ailleurs. Et pour ce qui est de l’aspect historique et documentaire, il n’apprendra que peu de choses à toute personne un tant soit peu informée.

 

Ce qui parle au lecteur, c’est ce qui repose sur des situations narratives fortes. En lisant l’histoire d’Avrum et de Moyshé, il se trouve placé dans une position d’omniscience-impuissance qui a fait ses preuves : assistant à une série de hasards dont il connaît les conséquences, il en mesure seul l’enchaînement tragique. « La France, le pays de la liberté et de la réussite. Pourquoi changer encore ? » ; « Vous avez décidé de rester vivre à Paris, ce qui est une bonne chose… » : de telles phrases, inévitablement, se chargent d’un accent sombrement ironique.

 

Et puis c’est en même temps la force du roman de Nathalie Zajde que cet assemblage bizarre, où la discordance, élevée en principe, crée une forme particulière de tension. Comment va-t-elle s’y prendre pour faire tenir tout ça ensemble ? en vient-on à se demander. Une thèse tente de répondre à ce défi, formulée sous forme de question : « Vous y croyez, vous ? Qu’on puisse être perturbé par un événement dont on ignore tout, dont on n’a jamais entendu parler ? » Mais l’audace et la réussite sont ici de donner à cette hypothèse une forme littéraire, puisée de surcroît précisément dans la tradition hébraïque d’Europe centrale. La Patiente du jeudi aurait pu être un thriller psychologique. Si le roman va plus loin, ce n’est pas seulement par la gravité fondamentale de son sujet. Il culmine dans une scène d’exorcisme qui, quoique parfaitement délirante, prend, du fait même de l’environnement tout à fait contemporain, des airs curieusement rationnels. Dans ce chapitre où il est question de noces qui n’ont pas pu être célébrées, Nathalie Zajde marie brillamment et spectaculairement le drame individuel, la culture ancestrale et la tragédie collective.

 

P. A.

 

Illustration : Hanna Rovina dans Le Dibbouk, de Shalom Anski, 1922

(https://netsdevoyages.car.blog)

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