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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Saison toxique pour les fœtus, Vera Bogdanova, traduit du russe par Laurence Foulon (Actes Sud)

soundcloud.comCe gros roman au titre un brin provocateur fait s’entrecroiser plusieurs fils. On aperçoit d’abord celui d’une très vieille histoire… Ilia et Jénia sont cousins germains. Ils font connaissance à la toute fin de l’enfance, pendant des vacances à la campagne chez leur grand-mère. Ils s’aiment, en somme, tout de suite. Si bien que, cinq ans plus tard, au même endroit, pendant un autre été, Jénia, lorsqu’Ilia l’embrasse, « s’effray[e] du naturel avec lequel elle [réagit], comme si elle savait que ça allait arriver, comme si elle attendait que ça arrive ».

 

Le prince et le soleil

 

Ilia se fait des reproches : « On ne fricote pas avec sa cousine. On ne reste pas fixé sur ses lèvres quand elle parle. On ne lèche pas l’orange et la vodka sur sa bouche et sur sa langue… » De fait, tout conspire à séparer ces nouveaux Roméo et Juliette : les principes, la famille, Dacha, la petite sœur d’Ilia, qui, depuis qu’elle a regardé sa belle cousine enfiler son soutien-gorge, a « envie de fondre sous la peau de Jénia », et, la nuit, l’imagine « se pencher au-dessus d’elle de sorte que sa poitrine se balance au-dessus de sa bouche ».

 

Dacha dénonce les amants clandestins. Scandale. Quand Jénia, un peu plus tard, se trouvera enceinte, on la contraindra à avorter. « L’amour, c’est une horreur sans fin »… Il faudra bien des années d’éloignement, des séjours en hôpital psychiatrique, beaucoup d’alcool, pour que Jénia et Ilia se rejoignent, reconstituant « cette unité indivisible que personne ne peut pénétrer, ni même approcher ».

 

Car ils n’ont rien perdu ni rien oublié de leur adolescence… L’adolescence est le premier grand thème du livre de Vera Bogdanova, et, si sombre soit-il, il se découpe tout entier sur l’arrière-plan lumineux de ses premières pages, vouées à la folle jeunesse et à l’extrême sensualité.  Il y a quelque chose du conte merveilleux dans cette histoire où le jeune homme paraît « un prince » et où la jeune fille est surnommée, par sa cousine et secrète admiratrice, « le soleil ». N’y manque pas non plus la sorcière de rigueur, en l’occurrence « tante Mila », la mère d’Ilia, effrayante harengère buveuse de vodka, qui ressemble néanmoins à Claudia Schiffer.

 

Comment vivre avec cela ?

 

C’est un conte russe, bien sûr… Tout se noue dans une datcha, au cœur de cet été accablant qui est, on le sait depuis au moins Tchekhov, la vraie saison des drames russes. Et du drame, il y en a, et de l’alcool, et des larmes…  Seulement, c’est un drame russe d’aujourd’hui. Il se déroule entre 1995 et 2013, dans un pays que la romancière, presque quadragénaire et elle-même née à Moscou, dépeint sous des couleurs franchement empruntées au cauchemar. Nos héros végètent longtemps entre Vladivostok et Volgograd, villes sinistres à souhait, où s’alignent des barres d’immeubles décrépits. Le capitalisme sauvage a ruiné la grand-mère et conduit le père de Jénia, ancien militaire, à vendre avec son épouse des collants au marché du coin. Et les attentats meurtriers scandent le récit, auxquels répond la haine irrationnelle des « basanés ». « Comment vivre avec cela, c’est la question ».

 

Jénia a le sentiment que « les choses sont liées d’une manière logique et étrange (…), et qu’elle se trouve coincée avec Ilia dans un système complètement figé ». Système dont une des clés de voûte est constituée par les rapports entre hommes et femmes. La même Jénia a su très tôt que « la porte pouvait s’ouvrir à tout moment dans un grand fracas et laisser débouler [un] Alik complètement saoul qui se mettrait à crier et à se battre avec papa » – lequel, comme on le découvrira plus loin, passe à l’occasion d’agréables moments avec tante Mila, épouse dudit Alik. Le roman est plein d’hommes saouls susceptibles de « se pointer en pleine nuit », de tout casser dans la maison et de rouer de coups leur compagne du moment. La palme revenant dans ce domaine à Sacha, policier de son état et mari de Dacha, la « petite sœur » et cousine. Celle-ci, seul personnage, à part les deux héros, dont on partage le point de vue, s’interroge : « Pourquoi les choses sont différentes pour les femmes ? »

 

Car Ilia est bien le seul homme dans l’affaire à ne pas être une brute alcoolique et machiste. Jénia et lui se débattent cependant dans une « structure » qui détermine leur existence, et le roman parcourt celle-ci comme un espace fini et constitué dès le départ. Ce qui explique sans doute la temporalité chaotique, les incessants va-et-vient entre les époques, dans lesquels on a, il faut le dire, un peu de mal à se retrouver. L’usage hasardeux des temps grammaticaux n’arrange rien. On est tenté d’incriminer la traduction, mais peut-être faut-il mettre plutôt cela au compte d’un récit qui travaille à suggérer, par l’imbrication des événements et la convergence à travers le temps des forces hostiles, l’idée d’un destin. Même si nos deux héros, au tout dernier moment – et peut-être provisoirement – s’en affranchissent, leur belle histoire d’amour sonne comme une longue déploration.

 

P. A.

 

Illustration d'Ivan Bilibine

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