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Drôle d’histoire… An Yu est jeune, chinoise, a étudié à New York et vécu à Paris, avant de rentrer à Beijing (Pékin, disait-on jadis), où elle a écrit, en anglais, ce premier roman. Wu Jia Jia, son héroïne, est jeune aussi et, comme elle, sans doute, issue de la nouvelle bourgeoisie éclose dans l’empire du Milieu post-maoïste. À la première page, Jia Jia trouve Chen Hang, son mari, « écroulé dans la baignoire à demi remplie, la tête en avant, le postérieur sortant de l’eau ». Et mort. Il lui a laissé un dessin représentant un poisson à tête d’homme.
Comme elle peint, elle tente de peindre à son tour l’homme-poisson. En vain, comme elle a toujours tenté en vain de peindre la mer. Elle est la proie d’états étranges, se trouve parfois plongée dans un univers noir et glacé où elle se déplace en nageant. En dehors de ces moments-là, elle traîne et rêve, rencontre Léo, un barman, avec qui elle passe quelques nuits, essaie de louer son grand appartement, peint un bouddha sur les murs d’une femme riche, retourne voir son père, qui veut lui faire manger du porc braisé.
À la recherche de l’homme-poisson
Finalement, notre héroïne sent qu’elle doit, pour « se libérer de Chen Hang, vivre une autre vie » et réussir ses tableaux de vagues, se rendre au Tibet. Elle s’y rend, sans problèmes ni états d’âme. C’est là qu’elle trouvera le fil qui la ramènera à sa propre naissance et expliquera (?) son rapport privilégié au « monde de l’eau ».
Roman d’atmosphère, à la Wong Kar-wai, comme le suggère la quatrième de couverture ? Il est vrai qu’une classe privilégiée orpheline de toute croyance y traîne sa mélancolie et son ennui dans une société où la modernité résolue se mêle aux coutumes ancestrales. Mais on soupçonne aussi une dose d’allégorie. La mère de Jia Jia, déjà, était tombée dans « le noir absolu » du monde de l’eau, et le cancer qui l’a emportée n’était que le signe indiquant qu’elle n’en était jamais ressortie. Sa fille y échappera-t-elle ?
Andersen à Beijing
À en croire les extraits de presse, tout le monde a vu dans l’histoire de Jia Jia le récit d’une « recherche ». Il y aurait de la quête initiatique dans l’air. Soit. Mais la trajectoire ?... Si de multiples indices flottent çà et là, leur signification et le dessin qu’ils composent peut-être sont savamment brouillés, de manière à donner l’impression troublante et audacieusement non romanesque de l’informe. À l’image de l’élément aquatique, omniprésent, tant dans les motifs que dans les images : dans un aquarium, « différentes espèces de poissons » nagent, « les yeux ronds, perdus et déconcertés » ; « Vous me trouvez belle ? » demande Jia Jia à Léo ; réponse : « Vous êtes pareille à l’eau ».
C’est souvent la nuit. Il neige sur Beijing, « la pollution contamin[e] les flocons qui tomb[ent], gros comme des graines de tournesol ». Les montagnes du Tibet sont « pareilles à des bêtes endormies » et la vallée est « une mangeoire autour de laquelle se rassembl[ent] ces bêtes ». On est sans cesse au bord du merveilleux. Car la vraie matrice de ce roman singulier, c’est peut-être, en définitive, le conte de fées : personnages avertisseurs, opposants et adjuvants, parfois burlesques, An Yu ayant le sens de l’incongru et ne dédaignant pas le mélange des tons ; objets et aliments magiques, tel le porc du titre, dont l’ingestion déclenche la révélation d’un secret. Notre Jia Jia semble un personnage d’Andersen perdu dans la grande ville et le pays-continent. Drôle de conte, moderne à tous les sens du mot, y compris par l’écart qu’il creuse entre modernité et tradition, comme entre Orient et Occident. L’écriture d’An Yu s’installe dans cet écart et y trouve son élément. C’est son monde de l’eau à elle.
P. A.
Illustration pour La Petite Sirène, d'Andersen, par Franz Jüttner (1837)