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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Dans la maison au cœur de la forêt profonde, Laird Hunt, traduit de l’anglais par Anne-Laure Tissut (Actes Sud)

www.parisvox.infoÇa commence comme un conte de fées. La jeune et jolie Woody s’en va dans la forêt cueillir des baies pour son « homme » et son petit garçon. On plonge avec elle dans le lyrisme des grands bois, « d’érables rouges et négondo, de charmes et de bouleaux flexibles », peuplés de « cardinaux », de « geais », traversés parfois par le « sombre nuage » d’un essaim que le soleil fait briller d’un « scintillement splendide ». Goody se perd. À partir de là…

 

… à partir de là ne comptez plus sur moi pour vous résumer la très labyrinthique intrigue du roman de Laird Hunt. Qu’il vous suffise de savoir que Goody rencontrera des femmes bien étranges, qui ont pour nom Eliza, Capitaine Jane ou Mamie Machin, et qui, si elles se défendent d’être « des sorcières », semblent terriblement en être malgré tout. Il y aura des métamorphoses, des identités qui s’échangent et s’emboîtent, des enchantements se superposant à plaisir. L’héroïne plongera dans un puits pour chercher un objet magique et s’envolera dans un « navire » en peau humaine (« au-delà de longs tunnels de vent et tout droit au travers d’une bannière de nuages emplis de glace »). Et on croisera aussi des enfants changés en cochons (si j’ai bien compris), des oiseaux avertisseurs, des loups…

 

Femmes puissantes et méchants rouges-gorges

 

On s’égare, comme Goody, dans cette forêt qui ressemble un peu à celle de Blanche-Neige, avec ses « profondeurs terrifiantes », ses « racines et [ses] branches affûtées ». Où et quand sommes-nous ? Nous sommes dans un « nouveau monde » où vivent aussi de « premiers peuples ». Parfois passent des soldats en tunique rouge, on use du mousquet, de la Bible, l’héroïne-narratrice, à en croire la quatrième de couverture, est « une puritaine bien sous tous rapports » (on apprendra quand même en passant qu’elle a tué sa mère). Cependant ces détails semés çà et là, faute d’être vraiment utilisés, ne deviennent jamais des thèmes. On pourrait aussi bien être n’importe où et n’importe quand. En fin de compte, on n’est nulle part.

 

L’« homme » de Goody est brutal. Dans les bois, elle rencontrera des femmes puissantes et libres. Sauf qu’elles sont toutes sous la coupe de Red Boy (un rouge-gorge géant pourvu de bras…). Et que, de toute façon, on n’aimerait guère les rencontrer, au coin d’un bois ou ailleurs. Pas plus que feu la mère, qui martyrisait son époux, le seul dans toute l’histoire à être un tantinet sympathique.

 

Que faire au carrefour ?

 

On le voit : tous les signes qui pourraient orienter le propos dans telle ou telle direction se contredisent et s’annulent, si bien qu’on cherche en vain le sens de tout cela. Ce pourrait être justement l’attrait du roman, cette absence de sens — et le pur plaisir de voir des images horrifiques naître les unes des autres dans toute la beauté des jeux gratuits. Seulement on n’ose pas s’adonner tranquillement à ce plaisir, tant Laird Hunt s’entête à nous suggérer qu’il y en a, du sens. Et son éditeur français insiste : « On entre dans ce roman comme dans un conte des frères Grimm », mais cet « inoffensif début » (« inoffensif » ?... il faut d’urgence relire les Grimm !) fait vite place à « d’autres rivages ». Après quoi il nous est rappelé que ce volume clôt une tétralogie intitulée Dark America Quartet. Conclusion : Goody « se tient à l’un des carrefours de l’histoire américaine ».

 

Peut-être. Mais elle piétine un peu, à son carrefour. Et nous autres lecteurs finissons par nous lasser de ce jeu de piste qui ne mène nulle part, comme d’une esthétique qui se situe souvent quelque part entre l’image de synthèse et le bon vieux dessin animé. Le conte de fées a un début, un milieu, une fin, c’est là sa force. Laird Hunt invente le conte qui n’en finit pas et, du coup, tourne à vide. À la différence de Goody, cependant, nous avons à chaque instant la possibilité d’en sortir — en fermant le livre.

 

P. A.

 

Illustration : Arthur Rackham

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