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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Frappe-toi le cœur, Amélie Nothomb (Albin Michel)

https-_i.pinimg.comDisons-le d’emblée et bien haut : Amélie Nothomb n’est pas ridicule. Ah, bien sûr, on ne publie pas un livre par an sans sécréter au passage quelques scories. Mais elle fait court et dans une langue impeccable (deux qualités dont beaucoup aujourd’hui seraient en mal de se targuer). Et puis, elle a le sens de l’humour — il n’est que de voir ses chapeaux. Enfin, elle a aussi celui des titres, elle le prouve une fois de plus avec ce Frappe-toi le cœur emprunté à Musset.

 

La citation exacte serait : « Ah, frappe-toi le cœur, c’est là qu’est le génie ». L’alexandrin amputé d’une syllabe qui figure au dos du volume publié par Albin Michel n’est cependant pas l’étourderie d’une écrivaine au demeurant fort cultivée : l’interjection, c’est le pathos ; et là où tant d’autres auraient fait donner les trémolos de la trop célèbre empathie, l’auteure d’Hygiène de l’assassin fait sec, nerveux, sans tralala.

 

Noir comme un conte de fées

 

Tout se passe comme dans un conte de fées. C’est-à-dire d’abord que tout est aussi noir qu’un conte de fées : il y a des marâtres, de cruels desseins, des rivalités, même un meurtre. Pas de surnaturel à proprement parler mais une beauté plus éblouissante que la normale et des nourrissons d’une sagacité peu commune. Car les noces et les naissances abondent, comme il se doit.

 

Marie, mère de Diane, est maladivement jalouse de toutes les femmes. Quand elle met au monde un bébé « encore plus beau » qu’elle, on craint donc le pire. On a raison. Après avoir lutté pendant toute son enfance et son adolescence contre la haine de sa génitrice, Diane se cherchera une mère de substitution, laquelle se révélera pire encore que la véritable. Aidée par des grands-parents, les enfants des autres, des amies, la jeune femme, au terme de ce qu’il faut bien considérer comme un récit initiatique, finira pourtant par échapper aux mauvaises fées.

 

Grand Siècle

 

On pourrait, à la manière de Propp, retrouver dans cette histoire bien des fonctions narratives propres au conte merveilleux : adjuvants, opposants, quête, épreuve qualifiante, dons et métamorphoses… Mais c’est surtout l’écriture qui emprunte au genre illustré par Perrault, dans toute son efficacité. Car, comme dans Cendrillon, tout ici est psycho-sociologique et rien ne l’est : sans description, sans commentaire, sans analyse, les choses sont dites, tout simplement. La jeune héroïne est une brillante cardiologue, et ce repli de la métaphore que semblait annoncer le titre sur le sens propre prend ici valeur de programme. À un rythme soutenu, franchement jubilatoire, on passe bien loin des pièges et des chausse-trapes, autrement dit du sociétal, du générationnel et de l’éternelle émotion : « Je vais pouvoir mourir tranquille », déclare une aïeule ; et la narratrice d’enchaîner : « Elle fut prophétique. Le lendemain, la voiture des grands-parents fut percutée par un camion dont le conducteur s’était endormi au volant : ils moururent sur le coup ». Et voilà.

 

Bien sûr, on retrouve en chemin certaines obsessions propres à l’auteure : la nourriture (« L’église lui apparut comme un gigantesque œuf mollet dont le centre, Dieu, coulait en elle si elle priait très fort ») ; la famille. Mais ce sont aussi les grands thèmes, revenons-y, des contes. Et, encore une fois, plutôt qu’à Grimm et sans parler d’Andersen, on songe à Perrault. Si elle s’amuse, en toute discrétion, à semer dans son récit de subtiles et humoristiques allusions aux phases du développement de l’enfant telles que la psychanalyse les envisage, Amélie Nothomb confirme surtout son sérieux tropisme Grand Siècle : litote, élégance, morale bien frappée… Car elle ne dédaigne pas, à l’occasion, de pasticher un brin La Rochefoucauld : « L’avantage de mépriser consiste à se sentir supérieur à qui l’on méprise » ; « Pour instaurer son règne, la jalousie n’a aucun besoin d’un motif ».

 

Bien sûr, certains iront prétendre qu’on pourrait aussi s’en passer. Mais on se passerait, et beaucoup mieux, de tant d’autres livres… Dans un paysage romanesque si volontiers pontifiant, ce petit ouvrage au titre ironiquement trompeur apparaît comme une éclaircie.

 

P.A.

 

Illustration de Walter Crane (1845-1915)

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F
Comme c'est court et savoureux, je vais l'acheter pour l'offrir et aussi pour moi. Merci, Pierre!
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