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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Le Petit Polémiste, Ilan Duran Cohen (Actes Sud)

www.futura-sciences.comCe n’est un secret pour personne : utopies et (surtout) dystopies sont dans l’air du temps. Est-ce qu’elles font de bons romans ? Depuis leur naissance, les deux genres jumeaux naviguent à la frontière de l’essai, du pamphlet et du récit. Pour trouver le bon équilibre, il faut être Orwell. Ou, alors, le rompre franchement, en tournant le dos à ce que le roman a de proprement romanesque — comme Jérémie Lefebvre dans Avril (Buchet/Chastel 2016, voir ici), qui évite soigneusement de nous raconter des histoires.

 

Ilan Duran Cohen, étant romancier, scénariste et cinéaste, aime en raconter. Mise à part celle de Sartre et de Beauvoir (Les Amants du Flore, téléfilm de 2006), elles portent des titres éloquents : La Confusion des genres (film de 2000), Face aux masses (roman de 2008), Les Petits-Fils (film de 2004). Notre homme, c’est clair, aime les affaires de famille et les problèmes de société.

 

« On fait semblant de réfléchir… »

 

Ici, on a les deux. Alain Conlang, le héros, a un père, mannequin, très beau, bête et absent. Il a aussi une mère, qui, dans son journal intime, dont les extraits alternent avec le récit à la première personne fait par son fils, avoue sa passion pour ce dernier et pour son frère Benjamin. Sauf que celui-ci, qui s’apprête à devenir Benjamine, la « déçoit tant » : « Je ne souhaite vraiment pas le voir devenir une femme ».

 

C’est l’autre fils, Alain, qui est « le petit polémiste ». Son statut est on ne peut plus officiel et il est « déclaré au ministère » comme officiant « sur une petite chaîne de la télévision numérique » : « Lorsque j’émets une opinion, on ne me prend pas franchement au sérieux. On m’écoute, on fait semblant de réfléchir, on s’offense un peu puis on passe à autre chose, c’est la règle ». Mais quand le dérapage est incontrôlé, a lieu au beau milieu d’un dîner mondain, et consiste à déclarer : « Je ne supporte pas les bonnes femmes et leur rapport au pouvoir », les choses se gâtent. Silence consterné. Indignation. Tous les convives décident de porter plainte. Un procès débute. Les ennuis commencent.

 

D’un petit polémiste à l’autre

 

Car on est dans la société de l’avenir, qui ne plaisante pas. Les juifs parqués dans le Ghetto (17e arrondissement), les musulmans à Marseille, le reste de la population est tenu de vivre dans une stricte laïcité, avec pour dogme la préservation de la planète et sous la tyrannie de multiples associations défendant des intérêts parfois contradictoires. Caméras partout, moralisme citoyen, l’Algorithme dicte le choix de l’âme-sœur, et chacun s’inquiète de l’état de son « mapping », évaluation, revue régulièrement, de l’individu envisagé sous toutes ses faces : « santé, sécurité, sociabilité, contribution au développement général, développement personnel… ». « Quand l’un dégringole, tout suit ».

 

Le vrai petit polémiste, on le voit, c’est Ilan Duran Cohen, et cette mise en abyme est peut-être la principale trouvaille d’un livre qui pense en compter beaucoup et qui compte beaucoup sur elles. « Depuis la loi sur le respect du libre arbitre animal », les vaches errantes « se baladent à leur guise dans Paris, seuls les chiens sauvages ont le droit de les mordre ». « L’industrie de la chaussure en cuir est quasi morte » et « les pulls en cachemire non mités atteignent des sommets aux enchères ». « La mairie de Paris a fusionné les vingt arrondissements en huit, tout en changeant l’ordre d’attribution des numéros, de l’est à l’ouest, afin de donner leur chance à tous les Parisiens et Parisiennes »… Etcetera, on déroule le programme, oubliant qu’on voulait également nous raconter quelque chose. Puis on s’en souvient, alors, faute d’intrigue, on se tourne vers ses personnages : la mère faussement intégrée ; la jeune Adèle, nièce rebelle ; l’ami homo et déprimé ; le jeune stagiaire pas homo mais presque, et qui « kiffe » Alain, son « patron » ; l’avocate de ce dernier, obèse (c’est interdit), alcoolique (n’en parlons pas) et accro aux bordels (officiels et recommandés).

 

Personne n’est aux normes, tout le monde a peur. Seulement ça ne fait pas un récit. Le procès suit son cours interminable et prétendument kafkaïen, le héros-narrateur pleurniche en regrettant le bon vieux temps, on revient vite à la description de la désolante actualité et à ses perles, alignées l’une après l’autre sur un long fil. Parfois drôles, jamais si méchantes que ça. Les petits polémistes ne sont pas dangereux.

 

P. A.

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