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Qu’est-ce qui fait peut-être du récit de guerre le récit par excellence ? D’où vient la fascination qu’il exerce, l’exceptionnelle force d’entraînement ou, mieux, d’implication à laquelle il soumet le lecteur ? Du rôle qu’y tiennent les jeux du hasard et du destin, ressort narratif probablement essentiel dans la fiction occidentale ? Du problème, qui s’y déploie inévitablement, du mal et de la responsabilité, auquel tous les problèmes moraux peuvent, d’une manière ou d’une autre, être ramenés ? Ou son attrait reposerait-il sur la distance entre les extrêmes qu’il évoque et la position, inévitablement confortable en comparaison, où il installe celui qui le lit ? Un tel dispositif révélerait-il le principe et le fond de l’acte de lecture en tant que tel ?
Dans Nous, les Allemands, il est mis en scène et déjoué par l’effet d’un triple décalage. À celui qui oppose les circonstances de la lecture et celles de la fiction vient d’abord s’ajouter un écart temporel. Callum tente de poser à Meissner, son grand-père très âgé, des questions sur ce qu’il a fait et vu lorsque, sur le front de l’Est, il portait l’uniforme de la Wehrmacht. L’aïeul refuse de répondre, mais rédige une longue lettre. Nous la lisons, après la mort du vieil homme, avec Callum, dont la situation particulière ajoute une complexité supplémentaire à l’ensemble : fils d’une mère allemande et d’un père britannique, né en Grande-Bretagne et anglophone, il a appris l’allemand, séjourné souvent chez ses grands-parents, vécu à Hambourg… comme sans doute l’auteur lui-même, de père écossais et de mère allemande, journaliste dans diverses publications britanniques, dont c’est ici le deuxième roman, et le premier traduit en français.
Patrouille perdue
Son représentant commente, en alternance ou dans de rapides parenthèses, le discours d’un grand-père ancien combattant dans l’armée nazie. Évoquant les difficultés de l’appartenance à deux cultures, les singularités de l’âme germanique, les rapports compliqués de l’Allemagne à son passé ; Rilke, dont il ne semble pas très bien connaître les titres, mais dont il ne craint pas d’affirmer qu’on « a du mal à le lire en gardant son sérieux »… Ce n’est pas là ce qu’il y a de mieux dans le roman d’Alexander Starritt. Pourtant cette voix extérieure-intérieure y était nécessaire, pour assurer au lecteur une place dans la fiction qui le garantisse contre les excès de fascination immédiate, et en dehors d’elle, face à la question morale qu’elle pose et déploie.
Celle-ci est résumée dès le départ. « Est-ce que tu as vu des choses horribles ? » voulait demander le petit-fils. « Oui », répond l’aïeul depuis sa tombe. « Est-ce que tu as fait des choses horribles ? »… « C’est difficile à dire ». Tout le livre va tendre à préciser ce qu’il faut entendre par là. Car, on l’aura déjà compris, nous ne sommes pas dans Les Bienveillantes. « Opa » (grand-papa) n’était, en 1941, qu’un jeune soldat pris dans « l’air du temps » : « Rares étaient ceux » qui lui ont tenu tête, et, ajoute l’intéressé, « je n’en faisais pas partie ». Il aurait préféré être envoyé en France, mais le voilà en Russie, où a lieu « la seule vraie [guerre], nue, impitoyable (…), une pure et simple affaire de haine et d’annihilation ». Tout commence vraiment avec la déroute finale, quand l’armée allemande fuit, harcelée par les partisans et serrée de près par l’Armée rouge. Meissner se retrouve dans une de ces patrouilles perdues auxquelles le cinéma nous a accoutumés, échantillonnage de types psycho-sociologiques, ici suffisamment peu marqués pour éviter toute lourdeur démonstrative. Ils sont cinq, envoyés à la recherche d’un stock de provisions de luxe égarées quelque part dans les parages.
« Cercle enchanté »
Ils le découvriront. Et aussi autre chose. Quoi ? Une certaine vérité de la guerre. Celle-ci, pour l’essentiel, « consiste en communications, en logistique, en routines apprises ». Et, quand elle devient défaite, en va-et-vient, en surplace, en moments de désœuvrement voués à des conversations insipides, tout cela dans la crasse, la fatigue, la peur, et sur fond de perte complète du sens. Nos cinq héros dérivent à travers la forêt polonaise, boivent et mangent ce sur quoi ils ont mis la main, passent des après-midi à s’occuper de leurs pieds (« le passe-temps favori du fantassin »). La clairière où ils ont échoué devient pour eux « comme un cercle enchanté, un atoll sûr dans des eaux infestées de requins ».
La force du récit est de montrer que cette inconsistance fondamentale, ce flottement dans un repli spatio-temporel où tout se vaut continueront à jouer quand les personnages se trouveront finalement confrontés à l’horreur et à la violence. Déchaînement plusieurs fois annoncé mais qui n’en surprendra pas moins le lecteur, tant l’art de la narration comme le réalisme habilement stylisé des détails matériels font de ce roman de guerre atypique un récit de guerre exceptionnel.
La question morale y surgit d’un fond de déliquescence où la capacité de réflexion disparaît sans que la conscience individuelle s’abolisse pour autant. Les deux narrateurs superposés l’examinent sans tenter d’y répondre ni se réfugier dans une prétendue impossibilité de la trancher. On ne dévoilera pas ici les événements dont le souvenir pousse Meissner à se demander, au bord de la tombe : « Avons-nous mal fait ? » Ni ce qui l’amène, sans se tenir pour « coupable », à éprouver pourtant « une honte inextirpable ». La honte, tel est le noyau que le récit d’Alexander Starritt met à nu et fouille. Sans refuser la morale, mais sans moralisme, et en plaçant le lecteur dans un inconfort d’autant plus salutaire.
P. A.