Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Il a tout pour me plaire. Voilà un homme qui, le trente et un décembre, déclare qu’il a dû, « une fois encore, se montrer sociable trois cent soixante-quatre jours durant (…) et qu’il s’[est] tellement dépensé pour ce faire qu’il [a] un urgent besoin de ce changement d’année pour se coucher tôt et, libre de toute obligation, dormir d’un profond sommeil tandis que la vieille année basculer[a] dans la nouvelle ». Devant la perspective de recevoir des invités, il se demande qui a « bien pu inventer (…) cette façon d’asseoir côte à côte des hommes et des femmes obligés de manger ensemble et de s’entretenir par-dessus le marché »… Un tel individu ressemble trop à mes propres personnages pour ne pas susciter immédiatement ma sympathie.
Tout, dans la vie de ses semblables, lui paraît plus ou moins déplaisant et en tout cas problématique. Il arrive cependant qu’il fasse des efforts pour s’intégrer au monde qui l’entoure. Ainsi, dans ses bons jours, déclare-t-il à « la femme » sans nom qui partage un temps son existence : « Retournons, si vous le voulez bien, dans notre lit où je veux écarter vos cuisses et pénétrer en vous. Peut-être allons-nous connaître un bref instant de bonheur ». Et même, hanté depuis sa jeunesse « par un poème grec dans lequel est décrite la volupté que l’on éprouve quand on se fait prendre par-derrière », il demande à une patronne de bistrot qui a eu des bontés pour lui « si par hasard, [elle] n’aur[ait] pas aussi, dans [son] cercle de connaissances, un jeune homme qui s’y connaisse en pratiques sodomistes » (à quoi il lui est répondu : « Vous êtes un veinard ! (…) Branko est justement dans la maison. Il répare la machine à laver »).
Mais la plupart du temps « l’homme qui avait deux yeux » observe les choses à distance. Elles lui apparaissent dans une étrangeté qui peut par moments se charger de poésie précise, admirablement rendue par la traduction de Patricia Zurcher ; ainsi de cette visite chez le coiffeur : « M. Türschmidt coupait un petit cheveu après l’autre. Tout était calme et paisible. Il respirait de manière à peine audible et regardait avec amour et concentration ses mains qui coupaient. Les pointes tombaient en dansant dans les reflets lumineux comme de la poussière d’or ». Cependant, le plus souvent, notre héros déplore « de ne pas pouvoir intervenir » et « de regarder les choses comme elles sont, toute cette vie telle que nous nous la sommes aménagée ».
Plutôt que dans le caractère « peu expressif » de son visage et dans le fait que les autres peinent à le reconnaître, c’est dans cette distance entre le monde et lui qu’il faut sans doute chercher le sens d’un titre qui sera pendant presque tout le roman la seule manière de désigner le personnage principal. Pur regard sceptique ou désapprobateur porté sur lui-même et les autres, celui-ci est proche, on l’a beaucoup dit, des héros de Walser (Robert), mais aussi et peut-être tout autant de ceux de Beckett. De sa position de retrait inconfortable naît le comique irrésistible qui est une des expressions du désespoir métaphysique. « N’être bon à rien, seuls les gens qui ont une grande force d’âme y arrivent », note l’homme aux deux yeux. Et il ajoutera plus tard : « Oh, vous savez, ce n’est pas tant à la vie que je reproche quelque chose ; c’est moi-même qui ne me fais pas plaisir. C’est ça le problème ».
La narration aussi est menée avec un apparent détachement. Intrigue minimaliste, c’est le moins qu’on puisse dire : l’homme aux deux yeux rencontre une femme, elle vient habiter avec lui, puis se suicide ; il quitte tout, va s’installer dans une petite ville sinistre, songe à s’y pendre mais finira sans doute pas se mettre en ménage avec la patronne de café citée plus haut. Tout le reste est détours, le récit pratiquant sans cesse d’acrobatiques loopings temporels, déviant sur des détails annexes soudain grossis et dessinant à tout propos de capricieuses et souvent désopilantes arabesques. Ainsi, pour apprendre les raisons qui font que notre personnage « gardait les lèvres fermées quand il embrassait », faudra-t-il remonter à un accident de cyclomoteur advenu dans son adolescence en compagnie d’un jeune homme qui « portait des shorts ». Ce qui pourrait paraître essentiel est dit après coup, comme en passant. Le héros lui-même ne remarque qu’incidemment que « c’était peut-être bien de l’amour » qu’il a éprouvé pour « la femme » — car le livre de Matthias Zschokke refuse tous les clichés, y compris celui du sordide absolu. Et ce n’est qu’à une quinzaine de pages de la fin que le narrateur décide tout à trac au sujet de son héros : « Pour plus de commodité, il s’appellera Philibert jusqu’à nouvel ordre ».
Il arrive d’ailleurs souvent à celui qui nous raconte l’histoire de « l’homme qui avait deux yeux » de prendre des distances avec son propos tout comme son personnage lui-même en garde avec le monde. Il est capable de laisser soudain en plan une histoire « qui pourrait se poursuivre sur les deux pages suivantes au moins », ou d’indiquer au lecteur que le nom de tel comparse lui sera épargné étant donné qu’il « ne dépassera guère cette unique apparition dans les présentes notes ». Du reste, deux fins, au choix, sont proposées, l’une ouverte et l’autre non.
Cette savante nonchalance et cette fausse insouciance le disent bien : l’essentiel n’est pas dans l’histoire de « l’homme qui… ». Il est dans les détours par lesquels cette histoire se met elle-même à distance en refusant de prendre les chemins qu’on attendrait, et mime ainsi la quête inlassable d’un sens qui se dérobe. Tout cela sans cesser d’en rire, tout l’art est là.
P. A.