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Si je parlais de « chinoiserie », on m’accuserait de préjugé ethnocentrique et de condescendance post-colonialiste. Et on aurait peut-être raison. Mais peut-être aussi ma formule serait-elle une manière de rendre hommage à la retorse ironie de ce petit livre paru à Taïwan en 1943.
Ironie du dispositif, pour commencer. Les « brûle-parfums » dont il s’agit sont deux courts récits se déroulant tous deux à Hong-Kong. Le premier, qui se situe dans le milieu chinois, débute comme un conte : « Retrouvez chez vous, s’il vous plaît, un vieux brûle-parfum (…), allumez-y des copeaux d’aloès et écoutez-moi vous raconter une histoire du Hong-Kong d’avant-guerre : lorsque les copeaux auront fini de brûler, mon histoire, elle aussi, sera terminée ». En fait de conte, il sera question d’une jeune fille pauvre et d’une riche tante, sorte de demi-mondaine qui, sous couvert de subvenir aux besoins de sa nièce, s’en sert comme appât à vieux messieurs, voire pire, avec le consentement résigné de l’intéressée. Le second récit a pour cadre la communauté britannique. Il est mis en scène comme un roman, anglais, de préférence : « À écouter Clémentine me raconter son histoire (…), il me semblait que je regardais, du creux des nuages, des gens s’entretuer, c’était assez cruel ». De fait, l’histoire de ce professeur d’université épousant une jeune Irlandaise ravissante mais que sa mère et sa sœur ont élevée dans une ignorance terrorisée du sexe montre que, sous la pudibonderie et l’hypocrisie de rigueur, le monde des Blancs est aussi pervers que celui des Orientaux qu’ils méprisent. « Ici les contrastes sont partout », dit la narratrice. Mais il s’agit en grande partie, comme on le voit, de faux contrastes, dédoublés et, par là, dénoncés par un complexe jeu de miroirs, où chacun se laisse prendre au piège de l’autre : « Les Hong-kongais (…) se montrent plus royalistes que le roi, cette société copie les coutumes anglaises, mais aime tellement "ajouter des pattes au serpent" qu’avec ces fioritures l’esprit d’origine disparaît ». Quant aux Britanniques, ils ont beau tenter de garder leur maîtrise de soi, « l’atmosphère de South China n’[est] pas propice à la réflexion ».
Et pourquoi ? Parce qu’ « au printemps, les azalées qui couvr[ent] la montagne rougiss[ent] dans le chuchotis obsédant de la pluie, rouges à n’en plus finir, sous une pluie à n’en plus finir »… Orientaux, Occidentaux, tout le monde ici est entièrement dépendant d’un environnement où chacun se fond, si bien que l’apparente opposition entre la mesquinerie complexe des hommes et la sauvage exubérance de la nature, constamment évoquée, est encore un trompe-l’œil. Eileen Chang décrit les intérieurs comme des paysages, et inversement. Aux « murs blancs », à la « fine soie écarlate », aux petits mouchoirs mis à sécher dans une salle de bains « en autant de carrés vert pomme, ambre, gris foncé, rose pêche, vert bambou », répondent « le vent noir et opaque » qui enroule la pluie « en grands tourbillons (…) comme des balles blanches de soie brodée » ou les « fleurs de différentes couleurs vénéneuses, jaunes, mauves, pourpres — salive de volcan ». Non que la nature soit domestiquée et neutralisée par les hommes. C’est l’inverse : sous le vernis social, le désir, « la passion sauvage et irrationnelle », restent des forces incontrôlables et mystérieuses.
Aussi les éléments du décor, fleurs, lumières, étoffes et parfums, jouent un rôle essentiel dans ces menus romans où le reste n’est dit qu’à demi, avec un humour irrésistible et une insouciance pleine de grâce. Pour le rapport aux plantes et aux choses, pour la sensualité, pour les thèmes eux-mêmes, on serait tenté de voir une Colette orientale en cette écrivaine née à Shanghaï en 1920 et trouvée morte en 1995 dans son appartement solitaire de Los Angeles, après avoir remporté un succès considérable et avoir été maintes fois portée à l’écran. Peut-être sa vie mouvementée entre Orient et Occident la prédisposait-elle particulièrement à voir, sous la diversité des cultures et le vernis des préjugés, derrière la grâce des êtres et le moiré des étoffes, le fond commun aux hommes ? Un spectacle, à l’en croire, peu agréable. « Second brûle-parfum » : « Une sale histoire, comme le sont les humains ; on se salit toujours à leur contact ».
P. A.