Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
J’ai beaucoup hésité. Je me méfiais… Mais quand même, je me devais de le lire : n'ayant jamais caché qu’il était à mes yeux un des plus grands poètes et des plus grands romanciers français de l’autre siècle, je ne pouvais pas laisser passer sans en parler un roman dont Aragon était le héros. Encore moins s’il s’agissait de l’Aragon des années 1950, celui qui siégeait au Comité central peu avant la mort de Staline. Pour ma part j’ai longtemps été proche plutôt de la maison rivale. Mais, ce n’est un secret pour personne, entre eux et nous la fascination était réciproque et profonde. De ce point de vue, je n’ai pas changé : l’histoire du Parti communiste, de ses secrets, de ses rituels, continue d’exercer sur moi une attraction irrésistible.
Cette attraction, Gérard Guégan, qui a fait partie de la famille, la partage. Et, du moins au début, il sait comment en jouer. 1952, c’est la nuit, c’est Paris, un jeune homme nommé Mahé véhicule Aragon vieillissant dans une traction avant Citroën. Une autre voiture les suit peut-être. Ils dépassent, « carrefour de Châteaudun, l’immeuble du Parti, où dès sa descente d’avion, samedi [Mahé] était allé déposer le courrier adressé à Duclos et à Lecœur ». Ils ont dîné aux Halles et roulent vers la rue Fontaine pour s’arrêter un peu sous les fenêtres de Breton. Allusions ténébreuses et références multiples : l’histoire du surréalisme, la Résistance, les agents de Moscou, tout y est.
Mahé est un de ces agents du Kominform. Il arrive d’Union soviétique pour orchestrer, bien sûr en coulisses, le procès interne qui va être fait sur l’ordre de Thorez, en exil à Moscou pour raisons de santé, aux anciens résistants Tillon et Marty. Il passe une soirée avec le directeur des Lettres françaises, alors tout-puissant mais, forcément, suspect. Coup de foudre réciproque. S’ensuit une semaine d’amours clandestines, en parallèle avec le récit de ce qui se passe pendant les réunions du Comité central.
Tout cela est parfaitement invraisemblable, il va sans dire : ce tchékiste dont aucun de ses camarades n’a jamais soupçonné l’homosexualité, d’une culture littéraire qui frôle l’érudition, impitoyable mais fondant en une soirée pour le poète cinquantenaire, lequel lui cède avec un enthousiasme tout aussi inattendu… il faudrait beaucoup de bonne volonté pour y croire. Mais nous avons de la bonne volonté, et les vrais romanciers nous font croire sans y croire aux histoires les moins crédibles. Les vrais romanciers…
Ce que Guégan réussit le mieux, c’est tout ce qui est d’ordre documentaire : la vie interne du PCF, les bureaux des Lettres françaises (par lesquels l’auteur est passé), les petits secrets, les anecdotes : où habitait Lautréamont ? qui est le véritable auteur du livre de Thorez, Fils du peuple ? Du bon travail de journaliste, voire d’historien.
Mais de secrets en anecdotes, et d’allusions en références, même pour un lecteur enclin à la fascination ça finit par faire beaucoup. Dans une seule page on a la guerre d’Espagne, la libération de Paris, la tombe de Balzac au Père-Lachaise et le souvenir de Sarrasine, « sa nouvelle la plus secrète » (à propos de laquelle Barthes a quand même écrit un de ses textes les plus connus)… Certaines de ces allusions restant à peine expliquées, on se sent certes gratifié de les saisir mais un peu mal à l’aise de se trouver malgré soi complice d’un snobisme intellectuel aussi naïf.
Et puis, peut-on vraiment faire faire n’importe quoi à n’importe qui sous prétexte qu’on a décidé (un peu vite ?) qu’on écrivait un roman ? Elsa, une simple couverture pour les ébats d’un Aragon univoquement homosexuel ? J’avais cru comprendre, comme d’autres gens mieux documentés que moi, que c’était un peu plus compliqué que cela, et pour commencer il me semble que cet homme a quand même failli se suicider pour les beaux yeux de Nancy Cunard. En tout cas quand cette pauvre Elsa, qui n’était sûrement pas marrante, « profitant qu’Aragon était parti aux toilettes », déclare à l’agent du Kominform fort étonné : « Embrasse-moi, garçon !... Non pas comme ça ! Sur la bouche, et avec la langue », on ne peut s’empêcher d’éclater franchement de rire. Les dialogues aussi sont bien divertissants : « — À ta santé ! — À la nôtre, et que nous vivions cent ans ! dit Mahé. — Ne parle pas de malheur, mon chéri. — Pourquoi de malheur ? — Ne cherche pas à comprendre, mais la décrépitude humaine ne constitue pas à mes yeux une perspective réjouissante. — Les chairs fanées, je ne les fuis pas, elles m’attendrissent. — Dois-je en sourire ou en pleurer ? » On se pose la même question.
Bref, tout ça ne prend pas. Dans « mentir-vrai » il y a « mentir », mais il y a « vrai », quand on s’attaque à Aragon on devrait le savoir. « Aragon n’est pas un romancier », fait dire ex cathedra l’auteur à son Mahé. Encore une allusion subtilement cryptée : Guégan parle ici de lui-même.
P. A.