Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Jean-Marie Argelès a traduit de nombreux ouvrages de l’allemand, dont le magnifique roman La Découverte de la lenteur, de Sten Nadolny (Les Cahiers rouges, Grasset, 1985). Certains de ces livres, comme Une enfance africaine et Une jeunesse allemande, de Stefanie Zweig (Éditions du Rocher 2002 et 2003) ont été de véritables best-sellers sans attirer pour autant l’attention de la presse. D’autres, comme La Corde, de Stefan aus dem Siepen (Écritures, 2014), dont j’ai moi-même dit ici tout le bien que j’en pensais, ont été encensés par la critique sans susciter pour autant l’engouement d’un vaste public. Ainsi vont les choses dans le monde littéraire…
Quoi qu’il en soit, après m’être entretenu dans le cadre de ce blog avec un certain nombre d’auteurs mais aussi avec un libraire, un agent, une directrice de revue…, il m’a semblé qu’il était temps, en cette période d’intérêt pour l’Europe, de rencontrer un traducteur. Que celui-ci travaille sur l’allemand, cette langue qui a produit certains des plus grands textes de la littérature européenne, était un argument de plus.
Comment êtes-vous devenu traducteur de l’allemand ?
D’abord, l’allemand… Je suis devenu germaniste par défaut. J’étais attiré par l’Histoire, alors que je n’ai jamais été un bon linguiste même si, au lycée, j’aimais les versions. Mais je faisais du sport de haut niveau, et comme je me disais que j’aurais de la peine à mener de front sport et études, j’ai choisi d’étudier l’allemand, en me disant que de vivre quelques années en Allemagne et en Autriche me permettrait de perfectionner mon allemand tout en me livrant à mon activité sportive très prenante.
J’ai fini par avoir le Capes, ce qui m’a permis d’entrer comme traducteur à l’Institut national des sports, où j’ai traduit beaucoup d’articles et d’ouvrages, comme ce livre sur L’Éducation de la pensée tactique chez les enfants, par un maître de conférences à l’Université Humboldt de Berlin-Est, Friedrich Mahlo, qui est devenu une référence.
Tout cela me laissait beaucoup de temps pour la politique… Si bien qu’ensuite, pendant six ans, j’ai été permanent du Parti communiste. Quand je l’ai quitté j’ai demandé un poste d’enseignant et j’ai par la suite enseigné dans divers établissements scolaires jusqu’à ma retraite. Mais à l’époque je ne me sentais pas assez sûr de moi. J’ai donc repris des cours en fac, à Vincennes, où on m’a conseillé, pour me remettre dans le bain, de m’exercer en traduisant Franz Fuhmann, encore un auteur d’Allemagne de l’Est. J’ai traduit quelques nouvelles de lui, et elles ont été publiées par les éditions Alinéa. Entre-temps j’avais entendu dire que chez Belfond on cherchait un traducteur pour Albert Speer ou la fin d’un mythe, de Matthias Schmidt. (Dans les années 80, Speer, – l’architecte de Hitler, ndlr – était un personnage très à la mode.) Je me suis proposé, j’ai fait vingt pages d’essai et j’ai été refusé. Mais ils n’avaient personne d’autre sous la main si bien que l’éditrice qui m’avait accueilli est revenue à la charge auprès de Pierre Belfond. Il a fini par accepter que, profitant de ses corrections manuscrites, je fasse la traduction du livre.
Voilà comment, petit à petit et à force de hasards, je suis devenu traducteur…
Peut-on vivre de traductions ?
Moi, en tout cas, je n’en vis pas. J’ai des amis, comme Bernard Kreiss (traducteur, notamment, de Thomas Bernhard, ndlr), qui arrivent à en vivre. Pour les traducteurs techniques, c’est plus facile. Mais la traduction littéraire rapporte peu. On est payé 18 euros par page de 1500 signes. Du temps des machines à écrire on pouvait gagner un peu sur les fins de phrases, de paragraphes, de chapitres… Mais l’ordinateur compte les signes, et ce n’est plus possible. Sur ces 18 euros on paye encore 10 % de droits. Vu le temps nécessaire pour traduire, tout cela revient à peu près au salaire d’une femme de ménage. On touche un à-valoir correspondant en gros à 30 000 exemplaires et si les ventes dépassent ce chiffre, on gagne un peu plus. Mais ce n’est que très exceptionnellement le cas…
Quelles sont vos relations avec les éditeurs ? Vous contactent-ils ? Est-ce vous au contraire qui leur proposez de traduire tel ou tel texte ?
Maintenant, je ne demande plus rien à personne. Avant… C’était souvent, là encore, une question de hasard. À une certaine époque j’ai fait beaucoup de lecture pour les éditeurs en quête de textes allemands à publier. Cela m’a permis des rencontres qui ont ensuite débouché parfois sur des offres de traduction. Mais j’ai rarement démarché, parce que ce n’était pas mon métier et que je n’en avais pas besoin pour vivre.
Un exemple de ces hasards dont je vous parlais… Antonin Liehm cherchait des traducteurs pour sa revue, La Lettre internationale. J’ai traduit pour lui plusieurs articles. Un jour, il me donne une pièce de théâtre consacrée à la vie de Georg Lukács. Mais je n’avais pas l’habitude du théâtre… André Markowicz (traducteur, notamment, de Dostoïevski, ndlr), a repris le texte avec moi, et cela a d’ailleurs été une magnifique leçon de traduction. Par la suite le directeur de L’Arche a lu le résultat, qui lui a plu. Il m’a alors proposé de traduire un livre de Lukács, Pensées vécues, mémoires parlés (L’Arche, 1986, ndlr).
Quelles sont vos relations avec les auteurs ? Les rencontrez-vous ? Interviennent-ils dans le processus de traduction ?
Ils n’interviennent que rarement. Ç’a été le cas pour La Corde, dont l’auteur, Stefan aus dem Siepen, parle français. Il a demandé à lire le manuscrit et a apporté des corrections. Dans le cas du livre d’Ernst Nolte, qui a fait polémique, j’ai voulu moi-même soumettre la traduction à l’auteur (il s’agit de : La Guerre civile européenne (1917-1945) : national-socialisme et bolchevisme, Paris, Édition des Syrtes, 2000, et Librairie académique Perrin, collection « Tempus », 2011, ndlr).
Il arrive aussi que je cherche à rencontrer certains auteurs en particulier. J’ai ainsi noué des relations avec Nadolny, l’auteur de La Découverte de la lenteur, avec Stefanie Zweig ou avec Klaus Schlesinger, un écrivain originaire de RDA, qui avait écrit un petit livre sur le squat où il habitait à Berlin-Ouest (Matulla et Busch, La Nuée bleue, Jean-Claude Lattès, 1990, ndlr). J’avais trouvé le livre très beau, je l’avais traduit, et, étant à Berlin, j’ai contacté l’auteur. Il vivait effectivement dans le fameux squat, où j’ai été hébergé après vote en assemblée générale. Schlesinger, sur qui mon fils travaille à présent, est devenu un ami. Comme Mahlo. J’ai fait la rencontre très agréable de aus dem Siepen à l’occasion de la sortie de son roman.
Les auteurs à succès sont évidemment moins désireux de nouer de telles relations…
Avez-vous des rapports avec d’autres traducteurs ?
Très peu. Ce n’est pas mon métier, et pour ce qui est des congrès et des réunions, j’en ai eu une overdose du temps où je faisais de la politique. Mais je crois qu’il y a beaucoup de jalousies dans ce milieu, de rivalités…
Vous avez surtout traduit des romans. Seriez-vous tenté de vous attaquer à d’autres genres, comme la poésie, par exemple ?
Non. Ni la poésie ni la philosophie. Pour cela il faut à mon avis être poète ou philosophe. J’ai traduit une étude lexicographique sur le terme « extrêmes » (Uwe Backes, Les Extrêmes politiques. Un historique du terme et du concept de l’Antiquité à nos jours, Les éditions du Cerf, 2011, ndlr) : c’est la seule de mes traductions qui s’apparente à ce qu’on pourrait appeler de la « théorie ». Mais j’ai aussi traduit beaucoup d’ouvrages historiques. Cela représente à peu près un tiers de mes traductions.
Est-ce une œuvre littéraire en soi que de traduire ?
Je ne sais pas… Je ne crois pas, dans la mesure où ce n’est pas nous qui inventons : nous sommes seulement porteurs d’une interprétation. Il s’agit d’un travail d’écriture, bien sûr, mais sur un canevas fourni. Écrire m’est beaucoup plus difficile que de traduire car c’est un travail sans filet. Le traducteur a toujours un filet.
Cela dit, il y a des traducteurs de génie, et, dans leur cas, on peut sans doute bien parler d’œuvre. Je pense à Jaccottet, à Markowicz… Mais je ne me range pas dans cette catégorie.
Que traduisez-vous en ce moment ?
Un énorme roman qui se passe en Nouvelle-Zélande, et beaucoup de policiers. Depuis La Corde (paru début 2014, ndlr), j’en ai traduit deux, des psycho-thrillers. Plus des articles, que je reçois au compte-gouttes, pour une encyclopédie de la Seconde Guerre mondiale, chez Laffont.
Que rêveriez-vous de traduire ?
Je ne lis pas assez pour avoir des rêves de traductions. Et j’ai encore moins de désirs de retraductions. Je comprends qu’on en ait, qu’on songe par exemple à reprendre Goethe ou Schiller, mais pour cela il faut avoir une haute idée de soi-même. Encore une fois, il arrive qu’on puisse en avoir une à juste titre. Mais ce n’est pas mon cas. Il y a des génies, il faut aussi des tâcherons. Je me range dans cette dernière catégorie sans dépit : ce que je fais me plaît.
Il y a cependant des textes dont j’aurais aimé qu’on me les confie. Le livre de Maxim Léo, Histoire d’un Allemand de l’Est, par exemple (traduit par Olivier Mannoni, Actes Sud, 2010, ndlr). Il y raconte l’histoire de son grand-père, lui-même fils d’un avocat juif qui avait prouvé que le pied bot de Goebbels, contrairement à ce que celui-ci prétendait, n’était pas la conséquence d’une rixe avec les communistes. Pour cela, il avait produit une photo de Goebbels bébé sur laquelle on voyait clairement qu’il était déjà affligé d’une malformation du pied. Bien entendu le « coupable » a dû quitter l’Allemagne dès 1933. Son fils, résistant, arrêté par la Gestapo, libéré par le Maquis alors qu’on le transférait à Paris, a été agent de la RDA à l’Ouest puis a dû être rapatrié à Berlin-Est quand son réseau a été découvert. Je l’ai connu. J’ai connu beaucoup de gens appartenant à cette époque et à cette mouvance. C’est ma vie. Je songe d’ailleurs à écrire dessus un jour…