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En 2022, Attaquer la terre et le ciel était couronné par le Prix littéraire du Monde. De quoi inciter Le Tripode, qui l’avait publié, à se lancer, « sur plusieurs années », dans un « projet éditorial » ayant pour but de « réorchestr[er] l’œuvre » de Mathieu Belezi, dont la plus grande partie était devenue indisponible. Ça commence, en ce printemps 2023, par le premier roman de l’auteur, paru chez Phébus en 1998.
On croit entrer dans un livre d’un autre temps… Les parents de Mathieu, treize ans, se haïssent et se battent. La vie à trois étant devenue impossible, l’enfant est confié à son grand-père, qui vit seul dans une ferme provençale (« Dans ce repli de terres pauvres ma mère m’abandonne »). C’est l’époque de la guerre d’Algérie, dont on entend parler à la radio. Mais c’est aussi un univers rural qui ne semble guère avoir changé depuis Giono. Le soir, « dans le silence humide d’une nuit d’automne », sous « l’ampoule qui tombe nue du plafond », on écoute le « lent battement » de l’horloge. Le matin, Mathieu, observant son aïeul, découvre « des manières paysannes d’entrer avec ses mains et son corps dans le jour nouveau ».
« Rien ne m’échappe »
On pense souvent à Luc Dietrich, pour la confrontation entre l’enfant des villes et la campagne, comme pour le rapport passionnel à une mère absente et pour la révolte. Le livre de Mathieu Belezi n’a pas la richesse et la complexité du Bonheur des tristes ; il se concentre dans un périmètre restreint. Mais c’est là sa force. Le monde du petit roi, ainsi désigné par antiphrase, se limite à l’espace compris entre la ferme et le collège. Le temps qu’il y passera n’excédera qu’à peine une année scolaire. Surtout, le roman revient sans cesse parcourir le même cercle dans lequel son héros-narrateur se trouve pris. Comme une scène primitive, le souvenir d’un moment d’extrême violence entre les parents, revenant régulièrement affleurer dans sa conscience, mime cet enfermement : le père et la mère se battent ; la mère quitte le père ; la mère abandonne Mathieu ; Mathieu bat et brutalise tout ce qu’il trouve. « Je dis à qui veut l’entendre que mes parents sont morts », révèle-t-il. Et d’enchaîner : « Je ne trouve de consolation que dans la torture des bêtes ». On ne saurait être plus clair.
L’enfant punit le père et, plus encore, la mère, en s’en prenant aux animaux, qui abondent dans la maison et aux alentours : chat, poules, « lézards, hannetons, scarabées, mulots, serpents, scorpions »… « Rien ne m’échappe ». C’est lui-même, bien sûr, qu’il punit, comme l’indique assez l’épisode dans lequel, au milieu de l’hiver, il joue à l’épouvantail en plein champ jusqu’à perdre connaissance. Il s’en prend également à Parrot, camarade de classe qui l’admire et dont la mort dans un accident de la route constituera un hasard objectif des plus explicites. Enfin, et indirectement, il se vengera du grand-père même, seul être aimé, et dernier à le « trahir ». On verra comment. Ce n’est que par cet ultime et extrême coup de force que notre enfant perdu s’évadera enfin.
« La désinvolture du monde »
Que son emprisonnement dans le ressentiment et la violence aient à voir avec l’éveil en lui de la sexualité, cela aussi est souligné à maintes reprises. Après avoir une fois de plus roué de coups l’infortuné Parrot, il « urine contre un mur » : « D’une main je tiens mon sexe, de l’autre je cherche dans les interstices un insecte qui servira à mes travaux de vivisection ». Une fille de son âge monte dans un cerisier : « Je ne vois que ses cuisses, la sombre blancheur de la culotte, tout au fond ». Paragraphe suivant : « Je jette les fourmis dans les toiles d’araignées (…). Je donne les araignées aux lézards qui les avalent ». Dans ce roman entièrement au présent, l’écriture se fonde sur l’asyndète brutale. Une brutalité qui, comme celle du héros, se veut réponse à celle des hommes, que la mise à mort classique d’un cochon viendra démontrer, et de la nature tout entière : « Je me venge de la désinvolture du monde à mon égard ».
Brutalité qui est aussi une manière parmi d’autres d’explorer, voire de forcer l’énigme des corps, interrogés de mille manières. Corps des animaux démembrés, corps épié d’Annie « inexplicablement triomphante à la cime du cerisier », corps du grand-père, et de l’enfant lui-même – « Je lui tire les oreilles et les rares cheveux qui frisent à ses tempes. Il me chatouille sous les bras ». Le corps et les choses, voilà l’univers de Mathieu, qui est aussi celui du roman. Un univers oppressant, fait de « silences d’arbres et d’outils de ferme (…), [de] silences de murs têtus », auquel le récit revient d’autant plus obsessionnellement se heurter qu’il n’y a rien au-delà. Hommes, bêtes, nature, objets, leur mystère est celui de la matière. Et son évidence tragique fait le cœur de ce bref et dense roman.
P. A.
Illustration : Van Gogh, Les Alpilles, 1889