Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
On n’en finirait pas avec les mutations et les avatars du genre littéraire dominant : le roman campagnard nous revient depuis quelque temps (voir ici) ; le roman écologique (voir là) a naturellement de beaux jours devant lui ; quant au roman d’adolescence, dont le goût ne s’est jamais démenti, il semble connaître encore un surcroît d’intérêt (voir un peu partout sur ce blog). Dans Le Monde du vivant, Florent Marchet associe les trois sous-genres. On pouvait craindre le pire. D’abord, il est auteur-compositeur-interprète, et il convient de se méfier quand ces gens-là se veulent écrivains. Ensuite…
Ensuite, imaginez un peu : Jérôme a quitté Orléans et sa profession d’ingénieur pour aller s’installer, avec Marion, son épouse, à la campagne ; les voilà propriétaires d’une ferme, dans le Berry, je crois, région natale de l’auteur, lequel s’est bien documenté, comme l’attestent les remerciements finaux et les détails sur la traite des vaches (je parle de la façon de les traire). Mais ce n’est pas si simple d’être fermier. En plus, Solène, 15 ans, supporte mal la transplantation et les fromages. Elle est au collège, c’est la fin de l’année scolaire, celle du brevet et des garçons. Marion se blesse la main. Il faut de l’aide : arrivée de Théo, wooffeur de son état (c’est une espèce d’ouvrier agricole, itinérant et bio, je m’étonne que vous l’ignoriez). Ses grandes théories et son enthousiasme naïf vont servir de révélateur au scepticisme croissant de son employeur temporaire.
Plexus, mâchoire et flots de sang
Eh bien, Florent Marchet, il faut l’avouer, nous prouve que le pire n’est jamais certain. Ce premier roman est plutôt une bonne surprise. D’abord, grâce à Solène. C’est peut-être elle, éclipsant son père et la réflexion parfois trop argumentée sur le triste état de nos campagnes, la vraie héroïne. Cette bonne élève en crise d’adolescence découvre les intermittences du cœur (le jeune Baptiste, ou le plus âgé Théo ?) et, surtout, du corps. Il est très présent dans le roman, sous toutes ses faces — sueur, salive, sébum. C’est quand même le sexe qui domine. Solène « n’a pas confiance en ce corps qui fait ce qu’il veut », pourtant, à l’occasion, elle « reste lèvres entrouvertes, le plexus relié à sa mâchoire par des secousses électriques violentes et sensuelles : l’inconnu, l’interdit, la désobéissance ». Elle veut « à la fois se donner et tout verrouiller ». Elle aime la « verge [de Baptiste] contre son clitoris ou la raie des fesses », mais « elle appréci[e] moins quand il hoquèt[e], souffl[e], gémi[t] ». Bref, c’est moins rose que dans les films.
D’ailleurs, rien n’est rose. À part elle, tout le monde en prend pour son grade. À commencer par Jérôme, le second héros. Le récit est aussi celui de son éducation à lui, qui passe par le double renversement des rapports maître / serviteur l’unissant à Théo. Et c’est une figure singulière et quasi moliéresque que cet atrabilaire néorural, inquiet pour son couple, incapable de communiquer avec sa fille, toujours dans les plaintes (« La sécheresse va les mettre K-O »), les leçons (« Je te l’ai dit cent fois, tu ne manges pas la pomme avec la peau, c’est un cocktail de poisons »), les colères homériques (« La gorge qui gonfle et sature le cerveau par gros flots de sang »).
Petits cons et pedzouilles
Il y a aussi Théo. On se demande d’abord s’il faut ou non prendre au sérieux ce personnage dont les « potes » « mixtent yoga et phytothérapie dans un hameau » et qui n’a à la bouche que « collapsologie, désobéissance civile, force astrale ». Mais quand il commence à expliquer que « le fait que les avions ne fassent pas toujours de traînées [dans le ciel] tendrait à prouver qu’il s’agit d’épandages puissants, chargés de métaux lourds comme le baryum ou l’aluminium », on cesse d’hésiter.
Et puis, il y a tous les autres : le petit frère de Solène, aussi pénible que l’exige son jeune âge ; les autres ados, caricaturalement immatures ; les campagnards, avec « leurs cheveux filasse et clairsemés », leurs « ventres bombés » et leurs vestes « aux bras trop longs »… Il n’aime pas beaucoup les gens, notre auteur-compositeur-interprète. On éprouve par moments un peu de lassitude devant ce qui risque d’apparaître comme une condescendance généralisée, comme on finit par en éprouver devant la complaisance manifeste avec laquelle le narrateur s’immisce, d’une façon qui reste très masculine, dans un corps de jeune fille.
Mais tout cela va de pair avec le pessimisme foncier par lequel le livre échappe aux pièges de l’idéologie et du sentimentalisme. Personne n’a tort, personne n’a raison, ni les « pedzouilles » de la FNSEA ni les « petits cons » prétentieux qui voudraient leur faire la leçon, et Solène vaut mieux que le jeune crétin ou le grand dadais dont elle est cependant éprise. Sombres campagnes caniculaires. La mort y rôde, qui frappera deux fois.
Pour ce qui est des innombrables fautes de français dont le texte est émaillé, elles finissent par apparaître pour ainsi dire nécessaires. Je ne parle pas de cette vache couchée « dans une économie de mouvements », de ces « cases » qu’on « coche », de ces « impasses » qu’on « fait », de cet « ascenseur social » qu’il faut « prendre » sauf à « rester sur le carreau ». Non, je parle de ces « yeux hilares » ; de ce « front » qui « perle » ; de ces « hommes à l’âge floué par le vin blanc » (?) ; de ce fermier qui « a toujours appelé ses vaches par leur prénom », ce qui est plus gentil, c’est sûr, que de les interpeller par leur nom de famille. J’en passe. Mais choisissons de penser que l’auteur et son éditeur ont bien vu tout ça, et ont jugé que ça ajoutait encore à la hargne, à la brutalité (à la modernité, peut-être ?) de cet anti-hymne à la nature retrouvée.
Et laissons à Solène le mot de la fin, en forme de cri du cœur : « J’en peux plus d’ici, j’ai peur, partons à Orléans, partons sans papa ». Tout est dit.
P. A.