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Per Olov Enquist n’a plus rien à prouver ni rien à perdre. À quatre-vingts ans, mondialement connu, l’écrivain suédois peut se permettre toutes les audaces. Par exemple, écrire un roman d’amour. Il ne l’avait jamais fait, persuadé de n’être « pas à la hauteur », mais, arrivé « sur la rive du fleuve », il lui faut céder à une double injonction : celle de ses amis eux-mêmes sur le point de mourir et lui réclamant la vérité sur sa vie ; et celle d’une jeune fille qui lui a transmis le vœu de sa défunte tante Ellen, convaincue quant à elle qu’il était bel et bien capable d’écrire un de ces romans dans lesquels « on ne peut pas se cacher ».
Il y a aussi le carnet où le père avait noté des poèmes d’amour dédiés à la mère, et auquel manquent neuf feuillets. C’est sur ce blanc originel que le « roman » de Per Olov Enquist va se construire. Car la véritable audace n’est pas tant ici de se donner pour « ultime projet » le traitement d’un motif pour le moins récurrent et traditionnellement associé à des images de jeunesse. Non seulement Per Olov Enquist ose le roman d’amour, mais par-dessus le marché ce n’est pas un roman. Il s’y efforce en effet d’ « assembler les morceaux » de son propre passé, sous la forme de neuf « paraboles », une par feuillet manquant, plus ou moins centrées chacune sur un souvenir. Nous avons ainsi « La parabole de l’accablement de la cousine éloignée », « La parabole de la tante qui eut l’courage », celle « de la factrice » ou celle « du lieu le plus intime ». Elles mènent le lecteur à celle, centrale, « de la femme sur le plancher de pin sans nœuds », puis s’en éloignent sans jamais la quitter tout à fait. Autour de ce centre s’entrecroise en un jeu complexe tout un système d’échos, de reprises et de divergences. Il y a du bricolage dans ce travail à la fois tâtonnant et précis, qui nous fait assister, en guise de roman, à la fabrication de ce qu’un roman, autobiographique ou non, pourrait être, à l’ajustement et à l’assemblage de blocs qui ne se fondraient pas encore dans la continuité illusoire d’un flux romanesque.
Si la volonté affichée de discontinuité fait d’Enquist une manière d’anti-Thomas Bernhard, on pense quelquefois au grand écrivain autrichien pour le ressassement, l’humour et une certaine dose de hargne. Mais, tandis que l’auteur d’Extinction s’en prend à l’Autriche catholique, c’est avec le protestantisme scandinave que le Suédois a des comptes à régler. L’enfance et l’adolescence qu’il évoque sont à ce point imprégnées de culture religieuse que celle-ci donne forme à toutes les expériences de la vie, y compris celles qui paraissent échapper le plus aux prescriptions pastorales. Lectures d’enfance : « Les écrits de délivrance les plus répandus étaient Robinson Crusoé, et puis la Bible, surtout l’Ancien Testament avec ces terribles carnages qui l’excitaient et l’exaltaient tant qu’il ne parvint en fait jamais jusqu’au Nouveau ». Dans la vie de tous les jours on fredonne volontiers un petit cantique, de préférence « Je te salue, ô tête ensanglantée » (« plutôt triste, mais joli et facile à chanter »). Cependant, comme dans les films de Bergman, on est confronté au « silence persistant de Jésus », lequel ne fait sans doute qu’accroître la peur des châtiments, éternels ou plus immédiats : « La Mère avait une collègue (…) dont le fils unique était un monstre et se trouvait là maintenant, dans une sorte de cage en bois. Et si Jésus-Christ dans sa miséricorde n’était pas intervenu pour sauver la Mère du risque de monstre, c’est peut-être lui qui aurait été là, dans la cage ».
Oui, mais quand, pensant à « la factrice », l’adolescent « réussit à remonter le prépuce, les monstres dispar[aissent] ». Ce qui « donn[e] (…) une idée de la force du désir ». Pour en parler, c’est encore le langage et la référence religieuses qui s’imposent. Peut-être parce que, à suivre l’appel du désir, on rencontre quelque chose qui est de l’ordre du sacré : « C’était cela, le Cantique des cantiques, et l’éternité, et le temps, le temps tout entier peut-être… ». Le rapport d’Enquist au fait religieux est plus complexe que le rejet pur et simple. Son « témoignage » porte, dit-il, « sur quelqu’un qui a été délivré, non pas vers l’amour céleste, mais qui s’est rédimé dans l’amour terrestre, inconditionnel ». Cependant son idée « du lieu le plus intime, là où se trouv[e] la femme, (…) ressembl[e] à son idée de la seconde venue de Jésus-Christ ». Aussi, pendant qu’il laisse les doigts de ladite femme « trottiner et caracoler sur son membre », éprouve-t-il « certainement ce que Jésus ressentit lorsque Marie lui avait enduit les pieds d’huiles parfumées, et les lui avait massés, tandis que Marthe courait à droite et à gauche, nettoyant et se fâchant parce que Marie ne l’aidait pas à faire le ménage ou la cuisine ».
L’amour, quoi qu’il en soit, est donc d’abord physique, et il y a quelque chose d’assez jubilatoire à voir Enquist désigner comme le cœur de son « roman d’amour » un pur moment de sexualité heureuse, expérience rapide survenue à quinze ans mais qui va déterminer toute une vie. Le livre entier est dans le retentissement de ce moment, clé elle-même mystérieuses pour l’énigme de l’existence. Les « paraboles » qui s’y succèdent sont en effet des morceaux du passé qui, chacun, disent de façon détournée et fragmentaire quelque chose du sens de la vie. Celui qui écrit s’y confronte à des figures récurrentes : une tante, une cousine, un renard, un garçon qui, à l’asile de fous, s’est suicidé en s’entourant la tête d’un sac en plastique, et qui est peut-être l’auteur lui-même ; des chats, qui sont peut-être les avatars du même chat. Dans ce texte où le narrateur parle de lui à la troisième personne, l’identité se brouille et se morcelle. Pourtant « Le livre des paraboles. Un roman… » en rassemble et inclut les visages multiples, sans réduire leur diversité. Et compose par là un bel autoportrait testamentaire à laisser en partant sur la rive du fleuve.
P. A.