Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
On ne se lasse pas des histoires de famille. Sagas, mères, fratries, incestes, pères absents, d’où vient l’intérêt qu’on prend toujours à lire les déboires des autres dans la broyeuse familiale ? Du fait qu’on est passé soi-même par cette broyeuse, évidemment. Mais aussi de la facilité avec laquelle, toujours prêt à s’imaginer une autre famille que la sienne, meilleure ou pire, on se met de ce point de vue-là à la place d’autrui. Sans la persistance de ce fantasme enfantin, comment expliquer le flux jamais interrompu d’agonies maternelles, de lettres au père et de règlements de comptes entre cousins qui baigne l’étal des libraires ?
Le plaisir, vaguement honteux, du roman familial, on l’éprouve à lire l’ouvrage de Gilles Leroy, justement sous-titré « roman » quoique son narrateur s’appelle Gilles et Leroy. On l’éprouve même doublement : d’abord l’auteur de Maman est morte (Mercure de France, 1994) y raconte une fois de plus l’histoire de ses parents, sous la forme, ici, d’un récit dont sa mère enceinte de lui serait l’héroïne ; ensuite lui-même, une fois né, mais aussi tous les autres personnages de son livre sont toujours prêts, « le temps d’un roman express », à fantasmer d’autres destins. La future mère de Gilles, ayant fait la connaissance d’un beau photographe, se demande « ce qui se serait passé si elle l’avait rencontré avant, quand elle était libre, quand son ventre était vide ». Et Gilles, inversant le schéma habituel, imagine la vie qu’auraient pu avoir ses parents s’il n’était pas né : « Quels enfants auraient-ils eus, ensemble ou séparément ? » Cette interrogation sur ce qui aurait pu être et sur le peu de chose à quoi tient ce qui a été, constamment présente à l’arrière-plan du Monde selon Billy Boy, lui confère sans doute une profondeur discrète.
C’est que le narrateur a bien failli ne pas naître. L’histoire qu’il nous raconte est celle d’une grossesse au temps des faiseuses d’anges, ces « fées chtoniennes en tabliers noirs et jupons pisseux » « qui opéraient dans les arrière-cours sur des toiles cirées crasseuses ». Pas de pilule ni d’IVG en cette fin des années 50. On est trois ans avant qu’un putsch de généraux ne tente de « renverser cet autre général qui dirig[e] le pays depuis peu » ; le souvenir de la guerre et du marché noir est encore tout frais. Il y a « des machines Olivetti flambant neuves au clavier extra-souple », les voitures sont françaises et portent « un nom de château ». La mère aime le tango et les films soviétiques, le père, qui préfère le rock et rêve d’Amérique, tire un peigne de sa poche pour « plaquer en arrière la longue frange blonde qui lui retombe inévitablement sur le nez ». Tous cela léger, précis, sauvé de la complaisance par l’allant du style et la netteté des sensations. Les odeurs en particulier sont à l’honneur, comme il se doit depuis Proust dans le récit d’enfance, celle-ci serait-elle intra-utérine : « fumée des cigarettes et des havanes », « cire encaustique à la térébenthine » ou « linoléums récurés au crésyl », « encre bleue des stylos plume et encre sèche des rubans ».
On pourrait s’émouvoir, quand, comme moi, on se souvient aussi des Versailles, des Chambord, des films pas tous en couleur et des juke-box. Mais une certaine cruauté, la présence jamais très lointaine de la violence et de la mort préservent de l’attendrissement rétro ce récit que caractérise peut-être avant tout un certain art de l’équilibre. Au pied de l’immeuble, le carrefour est « célèbre… pour son record d’accidents » où l’on meurt « dans les flammes, prisonni[er] d’un amas de tôles encastrées ». À la nourrice qui garde Myriam, la petite sœur anormale de la mère encore jeune, une voisine demande : « Elle va comment, votre plante verte ? » et s’entend répondre : « Une vraie potiche (…). Je peux la passer d’une pièce à une autre, je la pose dans un coin… » Le Monde selon Billy Boy pourrait être bien inquiétant, peuplé comme il l’est de doubles : Éliane a une sœur dont le cerveau s’est arrêté ; elle a épousé le père mais l’ombre d’un lieutenant aux « yeux dorés » rôde toujours ; une méchante tante prend de plus en plus de place dans le récit, au point de disputer le rôle d’héroïne à la bonne mère.
On reste malgré tout dans l’empathie, et ces souvenirs d’avant l’enfance gardent un côté bon enfant. Mais on perçoit une hésitation, un tremblement, on voit qu’il s’en faudrait de peu pour que ce qui est soit tout autre. C’est sans doute ce léger et permanent vertige qui fait le charme en demi-tons de la ballade de Billy Boy 1.
P. A.
1 Pour écouter cette ballade, dont la première strophe figure en exergue du roman de Gilles Leroy, cliquer, par exemple, ici.