Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Longtemps, je n’ai pas beaucoup aimé les textes brefs. Il me fallait des romans, denses, copieux, dans lesquels plonger. Mais plus ça va plus mes goûts changent, et je me rends compte que certains des livres que j’ai préférés parmi ceux de l’automne 2014 étaient des recueils de nouvelles (Kawabata, Keegan) ou de faux romans faits de chapitres autonomes (Don Carpenter). J’en conclus que je suis à l’image de la majorité des lecteurs français, qui, paraît-il, en viennent à apprécier la forme brève, traditionnellement chère aux Anglo-Saxons. Soulagement d’être comme tout le monde. Enfin, presque : si j’en juge par l’épaisseur moyenne des vrais romans qui paraissent, nos compatriotes n’aiment pas seulement le court. En quoi je me distingue, car on a sa fierté : au-delà de trois cents pages il faut vraiment qu’une réputation de chef-d’œuvre absolu s’attache à l’ouvrage pour que je m’y risque.
Tout cela pour dire que tout m’attirait chez Alice Munro et plus particulièrement dans Rien que la vie : l’auteure est réputée spécialiste de la nouvelle ; le jury Nobel couronne rarement des écrivains de seconde zone, nous venons encore d’en avoir la preuve, quoi qu’on dise ; et puis Alice Munro, qui est âgée, a annoncé que ce serait là son dernier recueil ; sans compter que les quatre derniers récits, regroupés en un « Finale », se réclament explicitement de l’autobiographie, fait rarissime dans l’œuvre, paraît-il.
De quoi s’agit-il ? C’est difficile à dire, du moins si l’on se réfère aux sujets : on aurait du mal à résumer les intrigues, complexes, recouvrant parfois plusieurs années, et parsemées de virages brutaux ou de blancs (les célèbres « gaps » dont la Canadienne, dit-on, s’est fait une spécialité). La narration est sans cesse décalée vers les choses, les obsessions quotidiennes ou des notations psychologiques minuscules — « Il n’a pas l’air d’être d’une compagnie facile. Il semble de ceux qui s’enorgueillissent probablement de cela même » ; « Tragique, trancha Belle, et Jackson ne sut pas si c’était de son père qu’elle parlait ou des gens dans le livre que ce dernier n’avait pas terminé ». Comme ces citations le laissent voir, une certaine forme d’ironie est au cœur de cette façon de parler toujours un peu à côté de ce qu’on sent pourtant être le plus important. Et les personnages, boiteuse, bec de lièvre, fille en fugue, femmes mal mariées, tous habitant de petites villes, loin des centres, sont à l’image du léger mais systématique déplacement où Alice Munro installe ses récits.
Tout cela paraît bien séduisant. D’où vient alors la déception et, au bout d’un moment, le malaise qu’on éprouve à lire Rien que la vie ? Eh bien, justement… D’accord, la vie, son épaisseur, sa complexité, l’essentiel n’apparaissant que fugitivement et après coup. Mais quel essentiel ? L’impression qu’on a de se cogner sans cesse aux faits, si elle participe du décalage dont je parlais à l’instant, est aussi symptomatique, de même que l’étonnante absence, en dépit des multiples fermes, lacs et rivières, d’une nature toujours subordonnée aux nécessités de la narration, qu’elle n’excède jamais. Rien n’excède, dans les récits d’Alice Munro. Du moins dans ceux-ci, où on a à tout moment l’étrange sentiment de rencontrer une limite, dont on n’ose penser qu’elle est celle de l’œuvre. La vie des gens, et voilà tout : on n’en sort pas. On ne croit jamais entrevoir ce qui dépasse les individus, jamais on ne se sent confronté à un au-delà du sujet et du langage. Dommage, quand on mise tout sur le non-dit. Car une telle option ne fait alors que souligner le manque d’un silence plus profond.
Puisqu’on aime les nouvelles et qu’on est dans le nord du continent américain, tournons-nous vers Alaska, de Melinda Moustakis. Une jeunesse, elle, au contraire. La quatrième de couverture le souligne, qui en fait beaucoup : l’aimable Melinda, dont on voit la photo, est « née en Alaska » ; « âgée d’à peine trente ans », c’est « son premier ouvrage », mais « elle fait partie des "5 auteurs de moins de 35 ans" sélectionnés par le jury du National Book Award ». Enfin et, dirait-on, surtout, elle est « nièce d’un pêcheur de truites ». Alors là, comment résister ? La nièce d’un pêcheur de truites ne peut qu’avoir des choses à dire.
Hélas, Melinda Moustakis semble croire comme son éditeur que son oncle, son âge et son lieu de naissance suffiront à assurer le lecteur de la nécessité de ce qu’elle écrit. Erreur. Au début, on croit qu’on va se laisser prendre à une narration heurtée dont les loopings rapides semblent mimer ceux des saumons, qui, dans Alaska, grouillent. On espère aussi beaucoup des forêts, des rivières, de « l’odeur des galets », de la « nuance maussade de poussière » qu’offrent les eaux. Mais bientôt on n’en peut plus de tous ces poissons qu’on écaille, et de la conviction déclinée à longueur de pages par l’auteure qu’elle est née dans un endroit fascinant où elle a eu une enfance extraordinaire au sein d’une famille d’un pittoresque achevé. On la croit, mais on s’en balance. Dans la vie, quand on tombe sur un bavard qui raconte la sienne, il est rare de pouvoir lui échapper facilement. L’avantage du livre, un de plus, c’est qu’après quelques dizaines de pages on peut le fermer.
P. A.
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