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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Le Fidèle Rouslan, Gueorgui Vladimov, traduit du russe par François Cornillot (Belfond)

Le Fidèle Rouslan, Gueorgui Vladimov, traduit du russe par François Cornillot (Belfond) Les éditions Belfond, dans leur récente collection [vintage], inaugurent l'année avec Le Fidèle Rouslan, de Gueorgui Vladimov, paru une première fois en 1978. Elles la termineront ou peu s'en faut avec une réédition du Pouvoir du chien, l’admirable roman de Thomas Savage, déjà publié en 2002 et qu’on ne saurait trop recommander à qui ne l’aurait pas encore lu.

 

Pas question de vrai chien dans ce dernier ouvrage, mais le Rouslan de Vladimov est un authentique canidé. Pergaud, London… il existe une tradition du récit animalier, qu’on considérerait à tort comme mineure : quelle plus éclatante preuve des pouvoirs de la littérature que ce franchissement des limites qui amène à considérer l’homme pour ainsi dire du dehors ?

 

En Russie, les animaux, chevaux, ours, loups, jouent un grand rôle. Il y a un bestiaire russe, qui se déploie dans les contes mais aussi en littérature. Et depuis Boulgakov les chiens n’y sont pas des personnages de second plan. Rouslan est donc un chien, dont le nom de prince fait entendre aussi, que ce soit en français ou en russe, un écho du nom de sa patrie. Dressé dès sa plus tendre enfance pour le goulag, où il a travaillé pendant des années auprès de son maître à surveiller les déportés et à rattraper les fuyards, il se trouve réduit à l’inactivité quand la mort de Staline ouvre les camps. Rouslan, chassé et livré à lui-même, connaît un moment de désarroi. Mais à la différence de ses compagnons il garde toute sa foi et son dévouement au « Service ». Il va vite trouver un ancien zek (prisonnier), qui a gardé sur lui l'odeur ineffaçable du camp, et qu'il se sentira chargé de garder en attendant la réapparition des barbelés et des maîtres aux visages « divins » avec leurs mitraillettes.

 

Au fil des allers-retours entre le présent et un passé profondément inscrit dans la mémoire de l'animal se dessine une image de l'univers concentrationnaire d'autant plus effroyable qu'indirecte. Comme dans un conte philosophique du XVIIIe siècle, la conscience de l'innocent, ici, le chien, sert de filtre à l'horreur, que le lecteur distingue clairement entre les lignes. Certaines vérités s'imposent alors dont la première serait que les chiens, dans l'ensemble, valent nettement mieux que les hommes. Et au-delà du monde des camps à proprement parler Vladimov livre une vision saisissante et non dépourvue d'humour noir du totalitarisme comme idéal canin : en contemplant les « inscriptions blanches » de la banderole tendue à l'entrée de son lieu de travail, Rouslan se sent envahi par « une tristesse voluptueuse, un enthousiasme délirant qui le [fait] défaillir ». Mais s'agit-il seulement d'un système politique donné ? « Notre pauvre petit globe volait, en tournant sur lui-même (…) et, sur toute sa surface, il n'existait pas un pouce de terre où une créature n'en gardât pas une autre. Où une première catégorie de prisonniers, aidée d'une seconde catégorie de prisonniers, n'exerçât pas une surveillance serrée sur une troisième catégorie de prisonniers, pour les prémunir — et se prémunir eux-mêmes — contre le danger mortel qu'il y aurait à respirer une gorgée superflue de liberté bleue »…

 

Quoi qu'il en soit on imagine bien qu'un tel roman, même par temps de dégel, a eu quelques difficultés à voir le jour. Achevée en 1965 et publiée pour la première fois en 1975 en Allemagne, où son auteur devait émigrer en 1983 après mille déboires, l'œuvre est restée interdite en URSS jusqu'à la perestroïka. Gageons d'ailleurs que par les temps qui courent elle n'est toujours pas en odeur de sainteté au pays de Rouslan.

 

Mais ce serait une erreur d'imaginer le roman de Vladimov comme un récit démonstratif. Pour passionnante et tragique que soit la dimension historique et politique du livre, elle n'en épuise ni la complexité ni la force. Celle-ci procède d'abord d'une maîtrise époustouflante de la narration, des scènes d'action en particulier, toujours vues par les yeux du chien. Car c'est la grande prouesse de l'auteur que de nous maintenir du début à la fin dans l'esprit de son « personnage », sans aucun anthropomorphisme, et sans nous laisser rien ignorer des émotions et des problèmes vécus dans le même temps par les hommes. Si bien qu'à mesure qu'on avance dans le récit on se sent pris par ce trouble qui accompagne les vraies expériences de lecture, celles qui nous conduisent à sortir de nos habitudes de pensée et, par là, nous remettent en cause. Rouslan se fait de plus en plus complexe, et notre empathie avec lui croît tandis que se précise l'évolution qui le fait passer d'une conscience minimale de garde-chiourme à des souvenirs de plus en plus enfouis et à des émotions de plus en plus élaborées, avant qu'une surprise finale ne vienne réveiller en lui le fanatisme de départ. On ne peut se défendre de ressentir une sorte de gêne à s'identifier si facilement à un chien policier, même et surtout aussi « humain ». Seulement, voilà : qu'est-ce qu'un homme ? Les grands livres peuvent se permettre de poser les grandes questions.

 

P. A.

 

photo http-_www.lebergerallemand.fr

 

Ce texte est paru une première fois le 9 janvier 2014 sur le site du Salon littéraire

 

 

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