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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Mes désirs futiles, Bernardo Zannoni, traduit de l’italien par Romane Lafore (La Table ronde/Quai Voltaire)

www.ralentirtravaux.comIl finit toujours par refaire surface : de Pergaud à Barbara Gowdy et à Gueorgui Vladimov (1), en passant par Kipling et London, la possibilité du récit animalier revient régulièrement tracasser les écrivains. Peut-être, à force de se projeter dans des identités imaginaires plus ou moins éloignées de la sienne, finit-on par rencontrer l’animal, cet Autre extrême…

 

Ici, c’est un auteur de vingt-sept ans qui s’y confronte, et avec un premier roman, pour lequel il a obtenu plusieurs prix dans son pays. Le narrateur de Bernardo Zannoni est une fouine. Mâle. Elle se nomme Archy. On la prend peu après sa naissance, dans le terrier maternel, après la mort du père. Et on pourrait craindre d’abord d’être tombé dans un dessin animé, ou un livre pour enfants dans le style de Beatrix Potter. Ce serait cependant oublier l’humanisation qui se donne libre cours dès les racines du genre, dans le Roman de Renart. Je dis l’humanisation, non l’anthropomorphisme : on appelle « le docteur » quand on tombe malade, les terriers ont des « portes », des « fenêtres », on y trouve des « lits », des « couvertures », on y fait « le ménage » et « la cuisine ». Mais on tète en groupe, on a un pelage et des crocs, on chasse.

 

Manque d’animalité

 

Dans ce récit d’où l’homme est absent, mais où on parle beaucoup de lui, la limite animal/homme, transgressée, demeure posée. C’est qu’elle passe à l’intérieur des individus. Archy découvre, entre un de ses frères et lui, « une légère et horrible différence » : « Il était plus animal que moi ». Un tel défaut d’animalité sera d’une certaine façon confirmé par la chute qui laissera notre héros boiteux, donc inapte à une existence de fouine ordinaire. Différence qui n’est pas sans le rendre attirant aux yeux de certaines femelles, telle sa sœur Louise, mais qui lui rendra impossible la vie de famille.

 

Cette chute scelle son destin : le voilà vendu par sa mère à Solomon, le prêteur sur gages, renard de son état, en un probable hommage à l’œuvre médiévale. Ce personnage encore plus ambigu qu’Archy lui-même est fasciné par les objets de l’homme. Il en détient en particulier deux : une montre et un livre. Ayant appris d’une chienne la lecture et l’écriture, il les enseignera à son tour à notre fouine, avec la manière de fabriquer les supports voulus.

 

La montre et le livre : la conscience du temps et des possibles (« J’étais le seul animal (…) à me demander "Et si…?" », dira plus tard le héros). Du coup, bien sûr, l’anticipation de la mort, et le désespoir qui va avec : « En me condamnant à mourir, le monde me disait qu’il ne m’appartenait pas » ; « Mon appétit de la vie avait été éclipsé par la conscience de ma fin ». Mais le livre ravi aux hommes par Solomon n’est pas n’importe quel livre. Il contient la parole de Dieu, même s’il s’agit d’un Dieu méchant, qui « ne nous empêcher[a] pas de disparaître ». La connaissance d’un tel Dieu permet au vieux renard d’affirmer : « Je suis Son Fils. Je suis un homme ». Certitude que les affres de son prochain trépas viendront ébranler. Ou alors l’homme serait un animal comme les autres ?...

 

Qu’est-ce qu’un autre ?

 

On l’aura compris : ni comique, ici, ni infantilisation, ni ensauvagement vitaliste – les scènes d’action, luttes, poursuites, pour présentes et prenantes qu’elles soient, demeurent assez rares, et habilement réparties au long du roman. Ce qui reste au centre, c’est une question humaine posée par des animaux qui, comme les humains, ne sont animaux qu’en partie. Pour leur malheur : quand l’univers d’Archy « se résum[e] de nouveau à l’instant présent », il est « un animal », il est « heureux » ; cependant ces moments sont rares, car il a « troqué [ses] instincts contre des questionnements et des douleurs ».

 

En prenant pour héros ces curieux quadrupèdes, Bernardo Zannoni installe la différence au cœur du même, et place le lecteur dans un fascinant inconfort. Derrida, dont on sait l’intérêt pour l’animal en tant qu’objet de questionnement, aurait peut-être parlé de différance. Et rien d’étonnant à ce que les notions de trace et d’écriture jouent un rôle essentiel dans le livre de Zannoni. Archy, on s’en doute, finira en effet par écrire lui-même, « cherch[ant] [son] reflet dans les significations qui affleur[ent) » sur la page. À la fin, le récit rejoint le moment de sa rédaction, le narrateur, vieilli, ayant décidé « que la seule chose à faire avant de disparaître était de [se] raconter ». À mesure qu’il s’y emploie, « l’obsession de la mort [se fait] légère ». Il est vrai qu’il a à son tour enseigné entre-temps au porc-épic Klaus, son dernier ami, la lecture et l’art de confectionner des livres. Cet étonnant roman d’initiation s’achèvera sur la transmission de l’écrit comme un mince – et probablement unique – espoir possible de survie pour les animaux, quels qu’ils soient.

 

P. A.

 

(1) Voir Le Fidèle Rouslan, roman paru en 1965 et que Belfond vient de republier pour la deuxième fois dans sa collection [vintage]. Ne ratez pas l’occasion de lire ce texte exceptionnel, qui raconte les aventures d’un chien employé dans un goulag et réduit au chômage par la déstalinisation.

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