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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Le Dernier Tribun, Gilles Martin-Chauffier (Grasset)

www.egypte-antique.comLa Rome antique deviendrait-elle tendance ? À la rentrée de janvier paraissait le remarquable La Nuit des orateurs, d’Hédi Kaddour (Gallimard, voir ici), dont l’action se situait sous le règne de l’empereur Domitien ; en cette rentrée de septembre, c’est la République romaine que nous conte Gilles Martin-Chauffier. Ou plutôt son agonie… On sait que, rongé par les inégalités, devenu peu adéquat pour la gestion d’un territoire frôlant les frontières du monde connu, le régime s’effondre au Ier siècle avant Jésus-Christ, achevé par les rivalités entre d’audacieux ambitieux : César et Pompée, d’abord ; puis Antoine et Octave, qui, sous le nom d’Auguste, fondera ce que nous nommons l’empire. Tel est, rappelé ici à très gros traits, le cadre général du roman.

 

Tout se joue à l’Ouest

 

Au début, on a un peu l’impression de se promener dans son manuel de sixième (car il y a eu une époque où on faisait du latin en sixième — jours enfuis). Ensuite, on se rend compte qu’il n’y a là rien de scolaire ni de clinquant, mais un pittoresque de bon aloi, où l’érudition se rend légère. Surtout, l’auteur a fait un choix que l’on peut discuter mais qui se révèle aussi efficace que radical. Dédiant son livre à son professeur de sixième (voir plus haut), lequel « enseign[ait] le latin comme une langue vivante », Gilles Martin-Chauffier opte pour un français d’aujourd’hui : Épicure, dans la bouche d’un haut fonctionnaire romain, est « un élément de langage », et on s’écrie, jovial : « Allez, champion, il est temps de te détendre ! ». Évidemment, cela ne va pas sans quelques anachronismes : « virus mortel », « carton-pâte », maîtresse de maison « obsédée par l’hygiène ». Mais, au fond, pourquoi pas ?

 

D’ailleurs, tout ici est efficace, même si écrit, dirait-on, un peu vite, au prix de quelques facilités (« cœur calfaté par le chagrin », vieilles lionnes qui « conservent des griffes »). Gilles Martin-Chauffier a surtout un immense mérite : celui de rendre clairs et même captivants les méandres de la (cruelle) vie politique à Rome sous la République finissante, dont il parvient à faire un trépidant récit d’action. Le point de vue choisi y est sans doute pour beaucoup. Tout nous est montré à travers les yeux de Metaxas, narrateur qui, en tant que philosophe grec (imaginaire), se situe juste à la bonne distance d’un sujet qui le fascine (« Tout se jouait à l’Ouest ») tout en l’épouvantant quelque peu (« Chez nous, tout s’était apaisé, les conflits, les différends, la violence… »).

 

Déboulonnage

 

Que vient-il faire à Rome, ce prétendu philosophe ravi « d’entrer dans la mêlée », et qui, arrivant dans la Ville, s’exclame : « Ma vie [va] enfin commencer » ? Il y est appelé par Clodius, qui s’appelait en fait Claudius, mais a changé son nom pour se faire élire tribun de la plèbe. Ce fils d’une grande famille rangé du côté des populares est un ancien condisciple et un ami. Il a besoin que Metaxas lui prête sa plume dans le combat politique où il s’est engagé. Quel combat ? « La guerre civile menace ». « Réduite à une façade en carton, la République masque le pouvoir de trois hommes qui attend[ent], chacun dans son repaire, d’éliminer les deux autres » (il s’agit du premier triumvirat, accord entre César, Pompée et Crassus pour se partager le pouvoir réel). Jusque-là, d’accord.

 

Mais, devant la suite, l’ancien étudiant puis professeur de lettres classiques reste légèrement médusé. Au cours de ses études, on lui a en effet toujours expliqué que, dans la situation décrite ci-dessus, Cicéron était l’héroïque démocrate qui s’efforçait de sauver le régime. Cet auteur prodigieusement ennuyeux par ailleurs s’opposait courageusement, disait-on, aux séditieux, c’est-à-dire aux triumvirs et à leurs nervis. Parmi lesquels Clodius, homme de César, était représenté comme particulièrement nocif, même si Milon, homme de Pompée, qui le tuera en 52 au cours d’une bagarre de rue, ne valait guère mieux. Est-ce pour se venger d’avoir dû traduire l’assommant discours que Cicéron (en français, « Pois chiche », comme le rappellent à tout propos ses ennemis dans le roman) écrivit malgré tout pour défendre l’assassin ?... Gilles Martin-Chauffier renverse tout et déboulonne l’idole : Clodius, dans son récit, est le vrai démocrate, qui veut « mener à bien la grande réforme » sociale tentée jadis par les Gracques, et mettre fin au pouvoir des patriciens, « ces hommes bénis par la naissance qui ne voient dans leur carrière qu’une suite d’arrangements avec les règles sans que jamais le sens du devoir ou de la patrie intervienne dans leurs cabrioles ». Milon, brute épaisse, a décidément tous les torts. Quant à Cicéron… Toujours « du côté des forts », cet hypocrite, « vantant les vertus imaginaires d’une République dont il couvr[e] les injustices », n’est en somme qu’une « perruche se prenant pour un aigle », voire carrément un « eunuque aux procédés de tyran ».

 

Ville éternelle

 

Quand on a souffert par la prose de « Pois chiche », on trouve assez rafraîchissante cette réécriture de l’Histoire. D’une Histoire où, pourtant, « le mensonge incarnera pour toujours la vérité ». Heureusement qu’il y a aussi l’art. Heureusement qu’il y a Catulle. Avec son « style brutal et soyeux, viril et tendre », se « légèreté charmante », sa volonté de « s’en tenir à la surface, à la draperie, à l’épiderme et à l’apparence », le poète tient une place de choix parmi d’autres figures admirablement campées.  Personnages historiques négligés ou fameux, poètes moins connus, matrones indomptables. Qui est le vrai héros, dans tout ça ? Le poète ? Le révolutionnaire ? Le conservateur chafouin ?... Peut-être est-ce plutôt une héroïne. « C’est [Rome] que je voulais raconter », dira Metaxas, concluant ses Mémoires. Et la reine du monde se donne en effet pleinement à voir, dans ce roman qui ne cède jamais au démon de l’actualisation, « fascinante et terrifiante, mille fois plus grande que l’inoubliable Troie ». « Sept cent mille agités [y] étal[ent] luxe, misère, paresse, vanité, coquetterie, licence, vin… ». On y va « de ruelles en venelles et de trous à rat en cours des miracles ». On y croise « des burnous, des caftans et des blouses », on y parle toutes les langues, « où qu’on soit, on [est] aussi ailleurs ». Nul besoin d’actualisation : cette cité antique est une ville d’aujourd’hui.

 

P. A.

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