• La Nuit des orateurs, Hédi Kaddour (Gallimard)

    www.walksinsiderome.comDomitien est le onzième empereur romain. Il s’est passé des choses entre lui et la mort du premier (Auguste, en 14 après Jésus-Christ). On s’est beaucoup bousculé sur le trône. Après la mort de Domitien lui-même, assassiné en 96, ça se calmera : Trajan, Hadrien, Marc-Aurèle…, la dynastie des Antonins sera l’âge d’or de l’empire. Domitien, quant à lui, est le troisième des Flaviens. Frère de Titus (l’homme de Bérénice), fils de Vespasien (l’homme des…), il traîne une réputation en grande partie méritée de tyran et de tueur de mouches. Ce sont cependant ses ennemis, les membres du Sénat, la vieille aristocratie, qui la lui ont faite. Le bilan est peut-être plus complexe. Et Hédi Kaddour le sait, qui fait dire à l’un de ses personnages : « Il lutte contre la corruption, le blé est toujours distribué dans les délais, il a interdit de castrer les esclaves, il a interdit de prostituer les enfants… Son défaut, c’est qu’il n’aime pas les complots ».

     

    Car cette longue entrée en matière, c’était pour vous situer un peu le personnage sous le règne duquel se déroule le nouveau roman de l’auteur de Waltenberg. Les personnages sont des gens comme Tacite (auteur, entre autres, d’un Dialogue des orateurs) ou Pline (le Jeune). C’est courageux, par les temps qui courent, un sujet pareil. Surtout quand on n’hésite pas à parsemer son texte de citations ou d’expressions latines (« pulvinum facili composuisse manu », « Paete, non dolet ») — traduites dans la foulée : Hédi Kaddour n’est ni un pédant ni un snob. N’empêche que le latiniste, même, comme moi, modeste, vibrera.

     

    Vivre en tyrannie

     

    Depuis Waltenberg (Gallimard, 2005) déjà cité, et Les Prépondérants (Gallimard, 2015), on sait notre auteur maître en intrigues complexes et amples, nouées dans les replis de la grande Histoire. Ici, il nous donne, semble-t-il d’abord, un pur et simple roman historique. Tous les personnages ou presque ont existé, et on devine un énorme travail de documentation, incluant la lecture approfondie de Suétone, de Dion Cassius et de quelques autres. La femme de Tacite, annonce le bandeau. Oui, parce qu’on croit d’abord que Tacite et son épouse, Lucretia, fille du général Agricola, seront les héros. Le célèbre historien est encore un jeune avocat. Avec son ami Pline, avocat comme lui, ils ont été un peu imprudents lors d’un procès impliquant un favori de l’empereur. Un de leurs proches, Senecio, a été encore plus imprudent, ça risque de leur retomber dessus. Lucretia prend les choses en main. Amie d’enfance de Domitien, elle va le voir en son palais. En chemin, sa litière est attaquée. Mais elle parvient quand même dans la salle à manger où l’empereur dîne parmi ses proches. Au cours d’une scène admirablement haletante, elle retourne le tyran. Sauf qu’avec les tyrans on n’est jamais tranquille…

     

    Telles sont les données de départ, où l’Histoire, comme il se doit, se mêle à l’intime en un récit semé de rebondissements. Mais si on croit que ça va continuer comme ça, on est, pour son bonheur, déçu. L’espace de cette nuit, dont on retrouvera l’aube à la fin du livre, se distend et se distord entre-temps de manière étrange. On perd de vue ceux qu’on croyait être les personnages principaux, pour un défilé de figures diverses et de chapitres habilement situés à la limite du récit et du monologue intérieur, qui nous font entrer dans les raisonnements, les entrecroisements d’intérêts, les intrigues à double ou triple fond dont est fait le quotidien de la vie en tyrannie ; sous la coupe d’un souverain proche de sa chute, qui « aime faire des choses qui l’amènent à se détester et, du fond de cette détestation, à multiplier les forfaits, les ignominies qu’un reste d’amour de soi eût repoussés ».

     

    Heureusement inactuel

     

    Même si des scènes d’action, la plupart du temps violentes, viennent relancer la tension, le tableau remplace insidieusement le récit. Tableau de quoi ? On l’aura deviné, la deuxième audace d’Hédi Kaddour, après le choix de l’Antiquité romaine, est le refus de tous les pièges où aurait pu tomber un simple roman historique. Le premier étant, évidemment, le folklore. Pas de tripes cuites dans de la graisse d’urus, ici, ou peu. Ce qui n’empêche que la vie à Rome sous l’empire est bien là — omniprésence des esclaves, chacun avec sa fonction précise ; notions clés (amicitia, fides…) ; rôle des affranchis et des chevaliers…

     

    Deuxième danger : l’imitation. Il serait bien tentant, parlant de Tacite, de pasticher en français l’admirable prosateur latin. L’auteur de La Nuit des orateurs s’en garde bien. Son écriture, énergique et tendue, puissamment évocatrice, ne s’interdit ni la familiarité ni la modernité. Sans pour autant les rechercher. Car, et c’est une des toutes grandes qualités de ce livre qui en compte tant, Kaddour repousse tranquillement et résolument cette plaie de l’époque actuelle : l’actualisation. Quand tout doit aujourd’hui nous parler et nous renvoyer à nous-mêmes, quand Carmen doit tuer Don José et Don Juan devenir trader, voilà un livre qui sait ne pas prendre son lecteur pour un imbécile ; le laissant faire tout seul les rapprochements qui s’imposent à lui, sans l’y contraindre.

     

    Oui, on peut penser à des tyrannies plus proches de nous dans le temps ou méditer sur le célèbre populisme avec son culte du vrai chef, si on veut. Le souci d’Hédi Kaddour, c’est de construire une épure de la tyrannie, de la lâcheté et du courage, qui n’est telle que parce qu’il la maintient dans son époque et que la distance la pose dans ce qu’elle a de plus essentiel. C’est seulement en cela qu’il rejoint son antique héros : comme lui, il fait œuvre de moraliste. Et c’est en parlant de Rome qu’il nous parle de nous.

     

    Sa Rome, c’est aussi le pays de la littérature. Elle est, après la peur, dont elle constitue peut-être le contrepoison, l’autre véritable héroïne de La Nuit des orateurs. Pline, Tacite, écrivent ou écriront. Leurs amis, ce sont Juvénal et Martial. À la table même de l’empereur, on compare les mérites de Virgile, de Lucain, d’Ovide. Et une lecture publique, par son auteur, du Satiricon dispose vers le milieu du roman une fausse mise en abyme : « Cassure après syncope, ellipse après cassure, [Pétrone] disait que le monde n’est même plus l’affrontement désordonné du bien et du mal, du beau et du laid, l’affrontement des grands contraires chers aux philosophes. Dans la voix de Pétrone il n’y avait plus vraiment de contraires, le monde devenait une caricature des contraires… ». Au lecteur, répétons-le, d’interpréter.

     

    P. A.

     

    Illustration : buste de Domitien

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