Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Aurélien Babel a publié « plusieurs recueils de poésie ». C’est aussi « un grand voyageur ». La première de ces passions rapportant peu et la seconde pouvant être onéreuse, il travaille la plupart du temps dans une entreprise de presse nommée « MondoNews ». Toute ressemblance avec Éric Faye, auteur de romans, de nouvelles, de récits de voyages moins confidentiels que les poèmes de son héros, longtemps journaliste, comme lui, dans une célèbre agence de presse qu’on ne nommera pas et qu’il a quittée en profitant d’un plan de départ volontaire, serait fortuite. D’ailleurs, cet écrivain qui est toujours resté à distance prudente de l’autobiographie nous avertit par la bouche de son Aurélien : « Que personne ne cherche à me donner un visage », annonce d’emblée celui-ci. « À ma façon, je suis la foule ».
Externalisation et desiderata
Ce qui le qualifie parfaitement pour la mission qu’en fin de volume il paraît s’assigner lui-même : « Témoigner de ce que la Machine et les nantis de Seattle infligeaient aux femmes et aux hommes de notre époque ». La Machine ? Seattle ? Babel imagine la conversation qui s’y est sans doute tenue, au dernier étage de quelque gratte-ciel : « La presse ne rapporte plus un rond sauf si on externalise et délocalise à fond. On a déjà fait des économies sur tout ; c’est donc notre dernière solution ». Un bond dans le temps nous transporte le jour où le héros dira adieu à l’open space qu’il a longtemps hanté et se retrouvera « face au grand large ». En proie à des sentiments mêlés, qu’un long retour en arrière viendra justifier : premiers signes avant-coureurs, annonce du plan de réduction des effectifs, négociations ; nécessité, pour les candidats au départ, d’élaborer « un projet professionnel » et de trouver « une formation de reconversion » ; lesdits candidats étant plus nombreux que prévu, rivalités entre eux, petites lâchetés, grandes peurs ; passage d’un « enfer » à un autre – celui de la formation espérée ; un an après, enfin, rendez-vous à Pôle emploi (« Pour créer une micro-entreprise, on peut vous apporter des outils d’analyse et de synthèse destinés à caractériser vos desiderata »).
Éric Faye, auteur élégant et discret, se lancerait donc dans la satire socio-politique ? Le titre paraît l’indiquer, et le héros-narrateur le confirme, stigmatisant « l’homme de la classe moyenne qui, aujourd’hui, abdique toute liberté et ne sait pas dire non », « Prométhée enchaîné volontaire » de « notre époque amère ». Avouons-le, le propos, pour tristement exact, sans doute, n’apprend pas grand-chose : perte des idéaux de la jeunesse ; faiblesse des individus prêts à tout accepter ; grotesque du langage entrepreneurial ; brutalité du capitalisme… Même si celui qui parle a vu les choses de près, on pourrait avoir le sentiment de connaître tout ça.
Bip d’outre-monde, autruche et crocodile
Seulement, c’est un récit de Faye. L’homme s’attaque ici à un genre bien installé dans le paysage littéraire depuis la fin du XIXe siècle : le roman de bureau, avec ses personnages typés ou singuliers, ses incidents burlesques, sa peinture de l’humain moderne en proie aux rituels et à la routine. Et comme on ne se refait pas, il tire le genre en question vers le fantastique insidieux auquel celui-ci s’est prêté sous les meilleures plumes. La minutie même avec laquelle chaque étape du chemin de croix de Babel est détaillée crée un climat de plus en plus étouffant à mesure que se renforce l’obsession monomaniaque du personnage, rongé d’anxiété et ne pensant plus qu’à son plan de départ. De curieuses figures traversent parfois la scène, tel cet « homuncule à l’arrosoir, avec son tablier bleu roi » chargé exclusivement d’arroser les plantes dans les locaux de MondoNews. Ces locaux eux-mêmes, la nuit, quand « les écrans émett[ent] (…) des "bip" d’outre-monde », que les téléscripteurs « crachott[ent] » et que les téléviseurs « poursuiv[ent] une conversation cathodique sans queue ni tête », se transforment en étranges limbes.
C’est cet usage d’un certain fantastique qui rend la dénonciation de Faye efficace. Le monde du travail, vu par lui, devient d’une absurdité qui frôle l’irréel. Ainsi de la recherche d’une formation à tout prix : « Édition ? Traduction ? Communication ? (…) Formation qualifiante ? Formation diplômante ? »… Ou du classement par Aurélien de ses collègues en fonction de la probabilité de leur départ : « Devais-je inclure ceux qui avaient successivement fait courir le bruit qu’ils restaient, puis qu’ils envisageaient de partir, puis qu’ils renonçaient ? Et ceux qui passaient pour de véritables indécis, dans quelle colonne les ranger ? »
Le langage contribue souterrainement à créer ce climat de vague folie. Car l’auteur fait parler son héros comme écrivent les journalistes : autruche, pain blanc, bois vert, château de sable, perle rare… tout est image. Mais ces métaphores sont filées jusqu’à l’extrême. Aurélien choisit la politique de l’autruche car c’est « l’oiseau terrestre le plus rapide au monde » et qu’il sera bon le moment venu « de fuir à la vitesse de ce volatile » : le démantèlement qui s’annonce est « un crocodile [qui] s’approche », mieux vaudrait « saisir une arme » et « ouvrir le feu tant qu’il est temps ». Un bestiaire incongru s’invite entre les lignes, le monde est revu par Dada. C’est pourtant le nôtre. Pas très riant : aucun personnage positif à l’horizon, le Noël en famille est un cauchemar et même les vacances à Taïwan sont hantées de mails alarmants. Cependant Aurélien Babel n’a pas pour intention de nous rassurer. Pas plus qu’Éric Faye. Ce qu’il veut, il le dit, c’est « dire. Seulement dire. Prendre acte ». Et il le fait, de la manière, forcément, la plus juste : la sienne.
P. A.