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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Ghost Town, Kevin Chen, traduit du chinois par Emmanuelle Péchenart (Seuil)

bodhi-bowl.comLa ville du titre (pourquoi anglais ?), est Yongjin, « une petite bourgade » rurale, dit le narrateur, située au centre de Taïwan. Plutôt qu’une ville fantôme, la ville, ici, des fantômes : « Les spectres malfaisants abondent dans ces campagnes, bien vivants dans les récits des habitants ». Le jour de leur « fête », la porte du « séjour des âmes » s’ouvre et, selon le rituel taoïste, il convient de se concilier ces revenants en leur dressant de petits autels où l’on fait brûler du papier-monnaie. Une telle journée constitue le cadre à l’intérieur duquel se déploieront les vastes circonvolutions d’une temporalité souple et élastique, à l’image du serpent souvent présent dans le récit. Car les fantômes ici n’appartiennent pas tous au domaine de la légende ou de la croyance. L’auteur lui-même nous le précise dans une postface : « Il y a des souvenirs, des blessures, que nous enfouissons, que nous dissimulons ; le passé est l’ombre portée des choses vécues, c’est dans ce passé qu’apparaissent les fantômes ».

 

« Des histoires en quantité »

 

L’histoire du lieu, depuis la fin de l’occupation japonaise jusqu’aux années 2010, sera donc portée par les spectres qui le hantent, véritables morts ou simples émanations du passé. Les premiers sont les seuls à s’exprimer à la première personne. Tous ressurgissent dans l’esprit des vivants dont nous partageons alternativement le point de vue, le temps de courts et nombreux chapitres. Ceux-ci composent minutieusement, pièce à pièce, un roman triple. D’abord, celui d’une famille. Les Chen : deux parents, cinq filles (numérotées, selon la tradition chinoise : Première, Deuxième, etc.), deux fils nés (enfin !) sur le tard, dont le héros. Banni en raison de son homosexualité, il se réfugiera à Taipei, où, comme l’auteur lui-même, né au Yongjin réel, il publiera plusieurs romans. Puis, en résidence à Berlin, où vit également aujourd’hui Kevin Chen, il nouera une relation sadomasochiste avec un inquiétant violoncelliste vêtu de noir, qu’il finira par tuer autant dire en situation de légitime défense. Après plusieurs années de prison, il revient dans son île natale, fantôme lui-même le jour de la fameuse « fête des Fantômes ». Il retrouve ses sœurs, et peut-être est-ce lui qui nous parle : « Un être plein de trous, c’est ce qu’il était », apprend-on en effet dans les premières pages. « Sa bouche se refusait à dire ces choses du passé couchées sans ordre dans ses carnets, il faisait mine de les avoir oubliées mais elles s’étaient logées dans tous ces trous qu’il portait en lui. Si une brèche venait à s’ouvrir, il s’en déverserait des histoires en quantité ».

 

Violence et mémoire

 

Quelles histoires ? Longtemps, on se dit que le destin de l’île et les convulsions politiques qu’elle a connues seront, étrangement, absents du récit. Ils surgiront, pourtant, avec d’autres secrets, lors de la fantastique cascade de surprises et de révélations qui donnera un finale haletant à ce roman majestueusement sinueux. Saga familiale, histoire d’une relation amoureuse et toxique, thriller socio-politique s’y entrecroisent sous le signe commun de la violence : les brus sont battues par leurs belles-mères, les enfants par leurs mères ou leurs enseignants, les femmes par leurs maris, les « pervers » et les opposants politiques (souvent confondus) par la police. « Aux cinq filles Chen, toutes des enfants non désirées, l’occasion pouvait-elle être donnée d’aller "bien" dans cette vie ? » La Première surprend son mari en train de se masturber devant ses orchidées, l’époux de la Deuxième en fait autant devant un film sans même remarquer que sa femme est dans la pièce, la Troisième est régulièrement rouée de coups par son mari présentateur de télévision, la Quatrième ne veut plus sortir de sa chambre, rongée par la culpabilité après avoir causé le suicide de la Cinquième.

 

Toutes cinq, feu leur père, leur frère, quelques personnages « alliés, amis et voisins », vont et reviennent en une ronde dont la lenteur et le raffinement produisent un effet étonnamment hypnotique. Car chaque chapitre de ce récit pourtant si composé pourrait se lire presque comme une nouvelle – ou un poème. Des motifs obsédants réapparaissent, il y a un bois de bambous, un verger de caramboliers ; et le flux ininterrompu des sensations emporte tout : les sons (de la pluie sur les toits, du vent, des termites et de leur « minuscule scie ») ; surtout, les goûts et les odeurs. « C’était par l’odorat qu’il s’orientait, dans son pays natal », dit le narrateur à propos du personnage principal. Encens des temples, « lourd parfum du soja fermenté », « fumet d’huile de sésame », dans laquelle baignent des « pieds de porc luisants et bruns »… La cuisine et les saveurs sont en effet le principal moyen de communication entre les êtres, comme le véhicule le plus sûr entre le présent et le passé. On est dans le monde de la mémoire – celle des héros, peut-être celle de l’auteur, qui combine sans effort la mélancolie lyrique et les rebondissements du récit à énigmes. Par-delà les charmes de l’exotisme, tout un art. Un grand art.

 

P. A.

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