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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Ceux qui ne meurent jamais, Dana Grigorcea, traduit de l’allemand par Élisabeth Landes (Les Argonautes)

www.meisterdrucke.frOn n’en a jamais fini avec Dracula. Surtout quand on est roumain et écrivain : dans le dernier de ses romans, récemment paru (1), Virgil Gheorghiu jouait avec le mythe ; et voilà qu’une auteure d’aujourd’hui vient elle aussi nous rechanter la vieille histoire – remise sérieusement au goût du jour.

 

Si Dana Grigorcea habite en Suisse et écrit en allemand, elle a pu, née en 1979, vivre son enfance au sein de l’« intelligentsia bohème sous le régime de Ceaușescu » qu’évoque l’éditrice et que dépeint le livre. La narratrice (anonyme) y garde le souvenir des années passées au « paradis », dans la petite bourgade de B., « sise au sud de la Transylvanie et au pied des Carpates ». Là, tous les étés, elle séjournait de longues semaines en compagnie de sa grand-tante Margot et de nombreux cousins et amis, dans la villa familiale, confisquée puis rétrocédée, avec son « mobilier Biedermeier », ses « icônes orthodoxes », ses « sabres turcs » et ses « assiettes mauresques », non loin des forêts.

 

Cadavre énucléé et bureaux de change

 

Mais lorsque l’héroïne, après avoir réussi son « master à l’Académie de la Grande Chaumière à Paris », revient sur les lieux, elle ne reconnaît plus grand-chose. La fin de la dictature n’a rien changé à la corruption des fonctionnaires, toujours en place, cependant le village s’est quasiment vidé de ses habitants, émigrés en Italie ou en Espagne, et le paysage idyllique n’est plus que « clôtures renversées », « sacs en plastique gonflés d’air », « mares d’eau stagnante », « ruines en béton »…

 

De même qu’il a existé un réalisme magique, il y a un fantastique contemporain qui, depuis la Russie de Boulgakov, s’est répandu dans toute l’Europe orientale. Et, comme son alter ego latino-américain, il est le plus souvent politique. La jeune artiste de retour dans son pays fait une excursion en montagne avec Margot et toute la bande, une cousine tombe dans un ravin, décède, il faut ouvrir le caveau de famille, où on trouve un cadavre empalé et énucléé. Dans le même temps l’héroïne reçoit de singulières visites nocturnes, se voit dotée de nouveaux pouvoirs, et vole à l’occasion, nue, au-dessus des villes et des campagnes, notant « les preuves de mauvaise gestion, les chantiers abandonnés, les voitures garées en désordre sur les trottoirs, la quantité absurde de bancs dans les parcs et les innombrables bureaux de change et de loterie ».

 

Le pays va mal. « Ah, Empaleur ! Prince ! Que ne reviens-tu faire justice d’une main de fer »… Vlad, dit Dracula, « pas vraiment de son vivant, mais dans les livres d’histoire roumains et encore aujourd’hui dans le peuple, pass[e] (…) pour un père sévère mais juste ». Or, ça tombe bien : le mort apparemment empalé était, dit-on, « un délinquant », le caveau de famille abritait la tombe secrète du Dracula historique – et les élites d’aujourd’hui, qui sont les mêmes qu’autrefois, peuvent, en créant à B. un « Dracula-Park », orchestrer l’exploitation médiatique, commerciale et politique de tous ces étranges événements.

 

« La morsure du vampire n’est pas un châtiment »

 

Impossible d’entrer dans le détail du foisonnement baroque qu’en tire pour sa part notre auteure, en une intrigue si pleine de voltes, contre-voltes et jeux de miroirs qu’elle court le risque de lasser un peu. Elle se clôt sur un dénouement de polar politique après avoir mêlé joyeusement les tons et les genres : le fantastique macabre avec scènes de possession nocturnes, « longs doigts crochus » et vêtements noirs, côtoie la satire socio-politique un brin réac et le récit d’enfance qu’on soupçonne autobiographique. Sans compter un peu de biographie historique en prime, et les aventures détaillées du vrai prince Vlad de Valachie (1431-1476).

 

Ce qui domine, c’est bien le fantastique, mais au sens hoffmannien du terme : une forme de fantaisie faite d’inventivité, de poésie et d’humour noir. Sous le couvert de laquelle, entre les lignes, une réflexion complexe et subtile sur le temps historique suit son cours. Si le récit stigmatise les tenants du passé mythique ou de la plus récente dictature, il est plus sévère encore pour les chantres de la modernité et de l’avenir, lesquels sont du reste les mêmes. Qui sont, en fin de compte, « ceux qui ne meurent jamais » ? Les vampires, comme le veut la légende ? Les exploiteurs, toujours là ? Les figures peintes, peut-être, sur les murs des églises ou dans les tableaux, tel ce portrait anonyme de Vlad l’Empaleur, prince Valachie ?... « La morsure du vampire n’est pas un châtiment (…). C’est la délivrance de ceux qui ont été asservis, trahis, humiliés ». Pour échapper au cauchemar de l’Histoire, la seule solution serait un saut, ou plutôt un vol hors du temps, vers l’univers du conte ou celui de l’art. Telle serait la morale de ce roman gaiement pessimiste.

 

P. A.

 

(1) Dracula dans les Carpates, éditions du Canoé, voir ici

 

Illustration : portrait de Vlad III Țepeș, anonyme, XVIIe siècle

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