• Dracula dans les Carpates, Virgil Gheorghiu (Éditions du Canoë)

    centraltransylvania.comLes Éditions du Canoë ne craignent pas le contraste ni le contre-courant. Après nous avoir fait découvrir les romans d’espionnage où Julian Semenov livrait une vision soviétique et néanmoins subtile du monde (voir ici), la maison publie cette année l’ultime roman, écrit en français et inédit jusqu’ici, de Virgil Gheorghiu.

     

    Virgil Gheorghiu. Rappelons l’essentiel. Né en 1916, mort en 1992, moldave, fils de pope, pope lui-même sur le tard, l’homme fuit la Roumanie quand les Soviétiques y pénètrent à la fin de la guerre. Il arrive en France en 1948, y publie un an plus tard La 25e Heure, succès mondial adapté au cinéma par Henri Verneuil en 1967. De nombreux autres livres suivront. Entre-temps, on aura découvert le problème Gheorghiu. Pendant la dictature d’Antonescu, l’écrivain s’était fait nommer diplomate à Zagreb afin de préserver sa femme, juive, de l’antisémitisme du régime roumain allié d’Hitler. Mais, auparavant, correspondant de guerre sur le front de l’Est, il avait écrit que « la peine de mort [était] un châtiment clément » pour les juifs accusés par le même régime d’avoir dévasté certaines villes de la Bessarabie alors occupée par l’URSS – « De temps à autre, les youpins jettent des regards furtifs et chargés de joie diabolique sur la ville brûlée »…

     

    Nostalgie

     

    Bref, un personnage ambigu. Et son dernier roman est ambigu aussi. Sur le fond, il est clairement et littéralement réactionnaire. On est dans une Roumanie dont le narrateur ne cherche pas à nier qu’elle sort d’un livre d’images : dans la plaine, « les prairies vertes sont comme les pages d’un album » ; les cours d’eau « brillent comme des écharpes d’argent sur la poitrine verte de la montagne ». On est au XXe siècle, mais quand, exactement ? Il y a un roi, cependant le vrai pouvoir est dans les mains d’une caste de boyards hérités de l’occupation ottomane : « Le gouvernement et le peuple roumains ont été et sont toujours en guerre. Les gouvernants se maintiennent à leur poste grâce à la protection des puissances étrangères. Hier, c’étaient les Turcs. Aujourd’hui, ce sont les puissances occidentales »… en attendant l’arrivée des « conquérants venus de l’Est », annoncée dans l’Épilogue.

     

    Comme l’indique dans sa préface Thierry Gillybœuf, lequel a beaucoup fait pour réhabiliter Gheorghiu, le roman met en scène métaphoriquement « un Occident qui aura (…) bradé la liberté » du peuple roumain. La caste dominante y réprime avant tout ceux qui refusent de passer du calendrier julien au calendrier grégorien, qu’on veut leur imposer au nom de la modernité. Métaphore, toujours… Tout est ici imprégné de la nostalgie d’un passé mythique, rural, bucolique, national et pieux.

     

    Frénésie

     

    Cependant tout est aussi placé sous le signe de la révolte. Les héros sont des haïdouks, ces bandits d’honneur chantés par Panaït Istrati (1), qui combattent et ridiculisent les puissants. Leur chef s’appelle Novalis, « il ressemble comme deux gouttes d’eau au plus célèbre acteur américain qui joue dans les films d’aventures et dans les westerns d’Hollywood ». Face à lui, le général Dracopol, dont le nom signale assez la vilenie.

     

    Et Dracula, justement, dans tout ça ? Comme il se doit, il est partout et nulle part. Tout commence par l’arrivée en Roumanie d’un certain Baldwin Brendan, irlandais, roux, et pourvu d’une bourse de l’université de Chicago destinée à lui permettre de se consacrer à l’étude du fameux vampire. Ses interlocuteurs roumains s’esclaffent devant ce qu’ils considèrent comme des superstitions ridicules. N’empêche que Dracula est bien là : Dracopol et ses acolytes sont comme lui des buveurs de sang ; mais Novalis et ses amis, omniprésents, surgissant toujours d’on ne sait où pour tout arranger, lui ressemblent un peu aussi ; sans parler des morts qui, à la fin du roman, reviennent de l’au-delà pour aider « les pauvres vivants » avant de retourner « à l’aube dans leurs tombes. Comme les vampires. Comme Dracula ».

     

    Tout le récit est une longue variation sur la légende et son sombre héros. Mais si la fin glisse dans le fantastique, l’ensemble est indéniablement romanesque. Résumer l’intrigue, avec ses innombrables personnages et ses rebondissements incessants, nous mènerait bien loin. D’ailleurs, de fréquentes récapitulations, assurées par divers locuteurs, jalonnent le texte. Celui-ci démarre lentement, semé de dialogues interminables remplis de longs discours où l’Histoire se mêle à l’ethnographie, voire à la théologie. Accrochons-nous. L’accélération viendra, progressive, révélant des jalons astucieusement disséminés. Le début était une vraie et une fausse piste, le véritable héros n’était pas l’Irlandais chasseur de vampire mais un jeune et brillant artificier nommé Decebal. D’explosion en feu d’artifice le récit prend un cours frénétique, entre épopée, conte populaire et cinéma d’action. La rapidité et l’humour sont avant tout le fait du style. Phrases courtes, juxtaposition, point de vue omniscient assumé, fausse transparence sont peut-être dus en partie à l’usage du français par un auteur non francophone. Quoi qu’il en soit, il n’y a pas de doute : testament peut-être, profession de foi à coup sûr, le dernier roman de l’auteur roumain est d’abord un roman.

     

    P. A.

     

    (1) Présentation des haïdouks, 1925, trouvable aujourd’hui aux éditions L’Échappée

     

    Illustration : le château de Bran, en Transylvanie, dit improprement "château de Dracula"

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