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On le sait depuis ce Sermon sur la chute de Rome (Actes Sud, prix Goncourt 2012), qui l’a fait connaître : Jérôme Ferrari a le goût des rites et des pompes. Ceux, surtout, de l’Église catholique et romaine. Un goût que l’on retrouve dans ce roman-ci, lequel est, à y bien regarder, le récit d’un enterrement. Antonia est encore jeune, elle est photographe, elle est corse. Un soir, à Calvi, elle retrouve, devenu légionnaire, un ancien combattant de la guerre de Yougoslavie, qu’elle a couverte. Ils passent la nuit à parler de l’absurdité du conflit, de la violence, des pièges de l’Histoire. Le matin, elle prend le volant pour rejoindre son village natal et sa famille. Accident ? Suicide ? Le roman laisse le choix : « Les premiers rayons vinrent illuminer le visage d’Antonia. Elle se laissa éblouir un instant et ferma les yeux ».
« Vous avez enfin réussi à vous entretuer »
Le prêtre qui célèbre les obsèques est son parrain et a toujours été son confident. À mesure que le service se déroule, le passé, par bribes, lui revient, ainsi qu’à d’autres assistants. La vie d’Antonia, sa passion pour la photo, ses amis d’enfance, devenus plus tard des amants et dont beaucoup sont tombés lors des convulsions intestines qu’a connues le nationalisme corse, tout cela alterne avec des retours au présent, à l’église écrasée de chaleur, aux paroles des prières et au texte du sermon.
Dispositif simple mais solennel, qui n’a rien d’une astuce décorative. Il impose et justifie tout à la fois le ton aussi bien que l’exigence qui sont ceux du livre de Ferrari. Le sujet les requiert : c’est la mort. Accidentelle et, si l’on ose dire, quotidienne. Ou, plus probablement, historique et, dans ce cas, soit tragique soit dérisoire (mais n’est-elle pas toujours à la fois l’un et l’autre) ? Toute l’histoire du nationalisme corse, de ses dérives et de ses violences se déploie à l’arrière-plan de l’existence d’Antonia et vient s’y mêler. « Voici l’apothéose », crie-t-elle un jour, en larmes, à son plus ancien compagnon, « vous avez enfin réussi à vous entretuer, comme vous en rêviez depuis des années, au fond, vous devez tous être bien contents, maintenant, d’avoir enfin l’occasion de tuer et de mourir ». Mais il est aussi question, dans ce livre, si baigné de lumière méditerranéenne et pourtant si sombre, de tous les grands conflits, récents ou plus anciens, du vingtième siècle, avec leurs massacres et leurs monceaux de cadavres (« Elle écrit à son parrain : Ce n’est pas vrai que ça ressemble à un film »).
« Sans retour possible »
La photo, sans cesse présente, est encore un prétexte pour parler du même thème. D’abord parce que son développement et son usage systématique ont épousé la courbe des guerres qui, des prémices de 1914-18 à l’Irak, en passant par la Seconde Guerre mondiale et le Vietnam, ont émaillé le vingtième siècle — des biographies de photographes réels, nommés en appendice, viennent de temps en temps couper l’histoire imaginaire d’Antonia. Mais, plus profondément, dans son principe même, la photographie a partie liée avec la mort : « Elle tranche le cours du temps comme la Moire implacable et cela, elle seule a le pouvoir de le faire » ; en effet, ce qu’elle fige et représente a, par définition, toujours déjà disparu. « À chaque fois que se déclenche l’obturateur, la mort est déjà passée », dit le narrateur ». Ce qui explique peut-être que, pour la plupart, les photographies, « manquant d’innocence », confèrent au sujet une signification artificielle, trompeuse ; que, d’une manière ou d’une autre, elles le mettent en scène.
Échec de la photographie, triomphe de la littérature ?... Ce récit dense et nerveux est aussi, ou d’abord, une méditation sur le temps, la fragilité de la vie, le mal. Et le personnage principal en est peut-être, plutôt qu’Antonia, son parrain, qui, un beau matin, bien que peu certain de croire même en Dieu, s’est senti la proie « d’un ravissement brutal, sans retour possible, la brûlure du charbon ardent sur les lèvres ». Si tout le roman, qui commence après la mort d’Antonia, est, d’une certaine manière, une photographie, à son image, de sa vie arrêtée, il est surtout un chant funèbre célébrant et pleurant sa disparition. L’écriture de Ferrari, avec son alternance de phrases sèches, à l’intensité minérale, et de longues périodes, y invente de bouleversants accents de requiem.
P. A.