Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Il y a les jeunes romanciers américains qui s’efforcent d’être Faulkner, et ceux qui lorgnent plutôt du côté de Cormac McCarthy. Rae DelBianco veut tout. Elle veut être Faulkner pour évoquer le ranch où vivent les deux jumeaux Wyatt et Lucy, qui n’ont jamais connu leur mère et ont tué leur père, « par accident », se répètent-ils avec une obstination suspecte. Terre, bêtes, culpabilité biblique et scènes de chasse. « La gamine », qui deviendra vite « la fille », introduit dans cet univers celui de l’auteur de La Route. Elle a 14 ans, et est habituée à tuer tout ce qui se met sur son chemin, sans un battement de cils. Fuyant on ne sait quoi, la voilà qui tombe chez les Smith, abat un bœuf pour s’en nourrir tout cru, puis, dans la foulée, décime le troupeau. Wyatt se lance à sa poursuite, et à celle des 1 400 dollars nécessaires pour compenser la perte, sauver ainsi le domaine et son existence symbiotique avec Lucy (« Je suis elle et elle est moi »).
« … la main sur son œsophage ouvert »
Nous le suivons dans cette poursuite, qui tournera vite à la fuite commune, les deux ennemis, réconciliés par les circonstances, se voyant contraints de traverser ensemble le désert de l’Utah, peuplé uniquement de coyotes affamés et de trafiquants d’armes peu sympathiques. D’où une suite de bagarres relatées dans le moindre détail et autres scènes de violence d’une intensité frisant le Grand-Guignol (« L’ermite eut juste le temps de poser la main sur son œsophage ouvert avant de mourir »). Elles alternent avec des retours en arrière vers le discutable paradis de l’enfance, à moins qu’il ne s’agisse de communication télépathique avec la jumelle lointaine (« Il pouvait la sentir se mouvoir à travers les champs, traverser les granges et voleter à l’orée des bois comme s’il lui suffisait simplement de tendre la main pour la toucher »).
Tout cela est ponctué de réflexions philosophiques qui n’éclairent qu’assez imparfaitement le rapport entre les deux fils narratifs et les deux mondes. En gros, disons que les jumeaux (deux en un), échappaient aux lois de la nature ; pour s’en écarter définitivement, il fallait tuer son représentant, le père ; mais le faire, c’était entrer définitivement sous le joug dont on cherchait à se libérer, comme la nouvelle sœur, la gamine infernale, l’explique avec une pénétration étonnante pour son jeune âge.
« … la cage thoracique de la fenêtre »
Enfin, je crois que c’est à peu près ça, je ne suis pas sûr… Peu importe, d’ailleurs : on apprend vite à survoler ce qui gêne, dans ce premier roman, que la jeune auteure a écrit en deux ans chez « sa grand-mère de 88 ans », nous apprennent, on ne sait trop pourquoi, la quatrième de couverture et les remerciements finaux de rigueur.
Ce qui gêne, outre la métaphysique, c’est, osons le mot, l’emphase. « Vers quelle infernale rivière souterraine devait-il se diriger, s’il était bien le facteur déterminant de son propre destin et qu’un bateau lui avait été confié pour le naviguer alors qu’autour de lui tout sombrait »… Elle ne recule devant rien, Rae. Elle a la rhétorique facile : chez elle, un accent bizarre « se coul[e] sur la langue » comme « un serpent se glissant entre les marches d’un mobil-home », des mains « posées sur les accoudoirs d’un fauteuil » deviennent « deux chevaux terrassés », les yeux d’un drogué en manque sont « sombres et larges comme des bouches de carpe affamée ». Du canon de son fusil, on fait « tinter dans la cage thoracique de la fenêtre les côtes de verre brisé ». L’alternance frénésie des hommes / indifférence de la nature est un procédé récurrent, si bien que, tandis qu’on s’étripe quelque part, « à cinquante mètres de là, un étourneau [suit] la progression d’un scarabée sur le noir cendré et vitreux de l’œil d’une vache ». Tout cela est porté par une syntaxe un peu incertaine, vous en avez eu, plus haut, quelques exemples. À moins qu’il ne faille incriminer le traducteur ?...
Les belles images
Pourtant, encore une fois, on s’habitue, comme Wyatt et la fille apprennent à faire face à la chaleur et aux coyotes pendant leur traversée du désert. Soudain, on s’aperçoit, comme eux, qu’on est arrivé de l’autre côté, toujours vivant. À quoi devons-nous cette endurance ? À l’indéniable sens du récit et de ses rebondissements. À l’hyper-réalisme du détail, qui finit par produire, comme le soleil de l’Utah, un effet quasi hypnotique. À la fascination, il faut bien le dire, que suscite toujours l’évocation de la violence, ici d’une crudité et d’une crédibilité assez impressionnantes. Si bien qu’à lire Rough Animals (moins subtil mais plus brutal que le français À sang perdu), on éprouve le même plaisir qu’à visionner un western de Sam Peckinpah, ou qu’à feuilleter un beau livre d’images terrifiantes.
Ces plaisirs-là sont bien réels, et tout le monde n’est pas capable de les faire naître. Que Rae DelBianco cesse de philosopher, qu’elle s’abstienne de métaphoriser. Elle pourrait bien devenir alors, effectivement, la « voix puissante de la littérature américaine » que son éditeur nous promet.
P. A.
Illustration : Sam Peckinpah, La Horde sauvage (The Wild Bunch) (1969)