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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Une poignée de vies, Marlen Haushofer, traduit de l’allemand par Jacqueline Chambon (Chambon)

photo Pierre AhnneUn homme meurt. Sa fille et son fils, Toni, né d’un premier lit, se disputent son héritage. Mais la belle-mère, Käthe, préfère son beau-fils à sa propre fille, prend le parti de celui-ci et, à son instigation, décide de vendre la maison où tous deux vivent et que le défunt occupait depuis son précédent mariage. Une acheteuse se présente, qui ne quitte pas ses lunettes noires. Elle visite, puis accepte le prix, tout en invitant les occupants à rester sur place. Comme elle vient de loin, on la loge pour la nuit.

 

Une fois refermée, dès la page 13, la porte de la chambre d’amis, c’est avec cette étrange visiteuse que l’on reste, pour ne retrouver le récit-cadre et ses personnages qu’à l’extrême fin. Betty, qui, autrefois, se nommait Elisabeth, sait où trouver la boîte de vieilles photos qui vont l’aider à remonter le cours de ses souvenirs. Car elle n’est autre que l’ancienne amie de couvent de Käthe, la mère de Toni, la première épouse, laquelle, contrairement à ce que tout le monde croit, ne s’est pas « noyée dans la rivière à l’âge de vingt-cinq ans », mais a fui le domicile conjugal et les responsabilités maternelles.

 

Un mur invisible

 

Des années qui ont suivi sa disparition, on ne saura rien. Mais on suivra la reconstitution minutieuse, à laquelle elle se livre, des années 1912 (elle a cinq ans) à 1933. La « poignée de vies » du titre, ce sont ses vies à elle, plus celle de deux ou trois personnages secondaires.

 

Écoutons la quatrième de couverture : ce serait l’histoire d’une femme « qui se sent depuis toujours prisonnière de la fascination qu’elle exerce et qui, ne parvenant pas à répondre aux attentions qu’on lui porte et que l’on attend d’elle en retour, se croit toxique ». Euh… oui, mon Dieu, pourquoi pas, sans doute peut-on aussi résumer les choses en ces termes, si on y tient. Repartons plutôt de l’étrange construction que je décrivais plus haut, et considérons-la comme la mise en scène d’une métaphore. Dans sa propre maison, Betty dort dans la chambre destinée aux visiteurs. Étrangère partout, un « mur invisible » la sépare des autres, pour reprendre le titre le plus connu de l’écrivaine autrichienne, née en 1920 et morte en 1970 (1). Adolescente, au couvent, elle aime « certaines filles à peu près comme un entomologiste aime les cafards qu’il classe dans sa collection ». Ne comprenant pas, en effet, « ce qu’on attend d’elle », elle ne peut non plus « supporter d’être la possession d’une autre personne ». Aussi se rend-elle compte, dès l’enfance, « qu’elle [est] tout à fait seule et que son malheur ou son bonheur ne signifi[e] rien ».

 

Un corps parmi les corps

 

Cette prison qui l’enferme porte un nom : c’est le corps. Un « objet qui n’[a] aucun rapport avec elle, un morceau de chair sourd » auquel elle est cependant « incapable de désobéir » et qui, « sans se préoccuper des conséquences », l’invite « au jeu mystérieux de l’attirance et de la répulsion ». Car ce corps, étranger, est, en même temps, le seul lieu d’une jonction possible avec le monde et d’autres corps : celui des femmes, dont la « chaleur humide de larmes » l’attire et l’écœure, ou celui, « plus honnête (…) quand on en connaît le langage », des hommes — ainsi de son amant qui, une fois nu, devient un « grand animal triste ».

 

Ce rôle central accordé à la chair et à ses perceptions a trois conséquences dans le livre de Marlen Haushofer. D’abord, le fantastique étant, après tout, une manière de percevoir la réalité, un climat d’étrangeté souvent inquiétante (« Une main, un reflet dans la vitre, [une] gomme, devenaient angoissants, se détachaient de l’ensemble et étaient là devant elle… »). Ensuite, une précision et une profondeur sidérante dans l’évocation de l’âge où cette importance des sensations ainsi que leur caractère à la fois merveilleux et effrayant prévalent : l’enfance. L’auteure autrichienne consacre des pages extraordinaires, par exemple, au contraste, pour la jeune Elisabeth, entre « la bonne pièce » et « la méchante pièce », où on « ne s’aperç[oit] d’abord de rien », mais qui, « après un certain temps (…) cesse de sourire et renonc[e] à son amitié hypocrite ».

 

Enfin, une telle approche ne peut se déployer que dans un quotidien hypertrophié, devenu le lieu unique où se jouent les conflits essentiels. Les choses, les peaux, les lumières et les odeurs, les sensations tant internes qu’externes composent la vraie trame d’un roman qui peut se lire comme une épopée de la perception.

 

Et qu’est-ce que la perception, sinon le fondement de l’être-là, au cœur du monde, dans toute son exaltation lumineuse et, surtout, dans toute sa dimension tragique, culminant avec le sentiment d’être « une parcelle infime du grand tourment de millions de vivants, de morts et de pas-encore-nés » ?... Cette ambivalence est au cœur du livre de Marlen Haushofer. C’est elle qui fait de ce grand roman un texte d’une énigmatique et aveuglante évidence.

 

P. A.

 

(1) Le Mur invisible, 1963, Actes Sud, 1985, pour la traduction française.

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F
Merci, Pierre, pour cette belle et si profonde critique. Je ne sais si je pourrai lire le roman, mais ton texte est déjà très riche et offre de magnifiques perspectives et de riches réflexions.
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