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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Un garçon flou, Henri Raczymow (Gallimard)

Un garçon flou, Henri Raczymow (Gallimard)Qu’ont-ils donc tous avec Flaubert ? Il y a peu, j’ai eu l’occasion de vous parler du roman d’Alain Galan, À bois perdu, dont le narrateur se lançait avec un succès mitigé sur les traces de Bouvard et de Pécuchet. Dans Un garçon flou, c’est à une réécriture de L’Éducation sentimentale que se livre explicitement Henri Raczymow. Est-ce que j’aurais raté un anniversaire ? Replongeons dans notre Lagarde et Michard, celui du XIXe siècle, avec La Ville en pente de Victor Hugo sur la couverture. Non… Naissance en 1821, mort en 1880 ; Bouvard et Pécuchet, « roman satirique qui lui impose d’écrasantes recherches érudites », inachevé ; 1869 pour L’Éducation sentimentale, « dont l’échec lui cause une immense déception » — et dont les auteurs de la célèbre anthologie ne citent pas une seule ligne : Flaubert, pour L. et M., c’est l’auteur de Madame Bovary (1857) et de Salammbô (1862).

 

Pas pour Raczymow ni pour Richard Federman, son héros, qu’on appelle Riri tout comme s’il s’appelait Henri. Ses atermoiements politiques et amoureux à la fin des années 1960 (l’auteur est né en 48) sont une transposition quasi systématique de ceux de Frédéric Moreau. Frédéric c’est Riri, Deslauriers, son meilleur ami, c’est Lulu. Rosanette est Rosine, madame Dambreuse s’appelle Léa Grandjonc, elle est dentiste. Quant à madame Arnoux, c’est madame Sarfati, qui tient avec son mari nommé Prosper un magasin de lingerie féminine, lieu de maint émoi. 1848 devient 1968, ce qui donne l’occasion d’évocations historiques sans grande profondeur et assez convenues. À part ça on retrouve presque tout : le rendez-vous manqué de la rue Tronchet, déplacé près du Luxembourg un jour de manif ; la tentation du mariage ; la bêtise, les lieux communs que la Grande Peur dicte ici aux bourgeois. Tout cela est assez amusant. Et après ?

 

Après… Un admirateur de Barthes, auteur de plusieurs essais sur Proust, ne pouvait s’en tenir là, surtout s’agissant de ses propres souvenirs un peu revus et arrangés. Il était fatal qu’il y eût de la mise en abyme dans l’air. Richard, à la différence de Frédéric, veut être écrivain, comme Marcel : « Côté français, (…) un mélange de Gide, Malraux, Camus et Sartre, avec une touche de Rousseau, pour les sentiments. Côté américain : Hemingway, Steinbeck, Dos Passos ». On est tous passés par là… Sa première tentative est l’évocation d’un jeu d’enfant « qui consistait à faire le tour de [sa] chambre sans poser le pied par terre ». Ce parcours « autour d’un vide central » était déjà, nous dit-il « une ligne d’écriture, même circulaire, à l’insu du monde, sans prise sur lui, mais plus importante que le monde » et qui « rendait le monde à son humilité première, le rendait coi, lui ôtait toute superbe et prétention ». Aussi Richard a-t-il beau se voir comme « un touriste, qui regarde le monde de sa fenêtre », sa vie a beau « stagner », son sort est très différent de celui de Frédéric, « velléitaire sans arrière-fond, sans mystère, sans puissance vitale ». C’est Riri qui parle. Car, miroir dans le miroir, L’Éducation sentimentale est « [sa] bible » et, en attendant d’avoir accompli son grand œuvre, il écrit une thèse sur « le procédé flaubertien de l’asyndète », que pratique Henri (Raczymow), non seulement au niveau de la phrase mais à celui de la composition d’ensemble, au point que, promené sans transitions d’un lieu ou d’une journée à l’autre, on a parfois un peu de mal à s’y retrouver.

 

Curieux choix, ce problème de l’asyndète, à propos de Flaubert, lequel voulait justement, si je ne m’abuse, lisser toutes les ruptures de façon à ce que le lecteur glisse insensiblement d’une étape du récit à l’autre comme sur une surface continue… Faut-il interpréter un tel sujet de thèse comme l’indication d’une infidélité plus profonde et délibérée au pseudo-modèle ? Le roman de Raczymow est placé sous le signe de la rupture, de la découverte du nouveau, de l’avenir. Car son héros a, on l’a dit, un avenir — d’auteur. Du coup, il s’agit fondamentalement, comme l’a déclaré à la presse l’auteur lui-même, d’un livre gai. Quand Léna rencontre Richard, elle sourit : c’est « de voir ma bouille qui la met en joie, comme de voir sa bouille me met en joie » (Gustave aurait adoré…). Le thème, ici, n’est plus l’impossibilité de vivre, mais l’éveil à la vie, ce qui est tout de même très différent.

 

Seulement qu’est-ce qui reste de Frédéric Moreau une fois qu’on lui a retiré son incapacité à agir et à être ? Riri. Qu’est-ce qui reste de L’Éducation sentimentale sans le « vide central » qui en fait l’essentiel et la modernité ? Le tableau attendri, et parfois négligent (chez Raczymow, on chante « l’irruption de la faim », c’est original) d’une époque réduite en fin de compte à son folklore, Dick Rivers et Françoise Hardy étant sur le même plan que Cohn-Bendit et Sartre. Comme chez Galan, Flaubert n’est qu’un prétexte, et cette référence qui fait le seul intérêt du livre, privée de toute substance, lui interdit d’en avoir une. Le résultat : un roman flou.

 

P. A.

 

photo http-_pmsimonin.fr

 

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