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Pourquoi l’adolescence ? Il y a bien des raisons de prendre comme sujet de roman ce moment de la vie qui n’est venu s’intercaler entre l’enfance et l’âge d’homme qu’au commencement des temps modernes. D’abord, c’est censé être le temps des découvertes : celle du monde des adultes — et on pourra les montrer comme vus « de l’extérieur », avec une certaine forme de lucidité atterrée ; celle de soi-même — et on fera tomber l’un après l’autre au fil du récit les voiles de l’illusion ou de la méconnaissance. Tout cela crée un rapport étroit entre l’âge tendre et un genre qui a toujours eu à voir avec l’« éducation ». Mais cet âge est aussi plus fugace qu’un autre ; instable, transitoire, ses limites sont mouvantes comme l’identité qui est réputée s’y construire. J’ai déjà avancé à propos de Vialatte que cette caractéristique-là faisait peut-être de l’adolescence un objet parfait pour la littérature en général, si celle-ci est bien l’art de saisir ce qui se dérobe par définition.
Ces aspects de l’adolescence littéraire, on les retrouve tous dans le roman d’Emmanuelle Richard, La Légèreté. Et elle les revisite en faisant montre d’une qualité qu’on attribue aussi aux héros de l’âge du Grand Meaulnes : l’absence résolue de concessions. D’abord son roman refuse d’en faire au romanesque. Dans ce récit des vacances qu’une jeune fille de quinze ans passe avec ses parents et son petit frère à l’île de Ré, ce ne sont que les cinquante dernières pages sur plus de deux cent cinquante qui voient s’ébaucher une « histoire », et encore. Le livre d’Emmanuelle Richard fait crânement le choix du ressassement, du surplace, qui est peut-être la manière la plus juste d’aborder une période qui est quand même celle de la vie où on s’ennuie le plus. « Les jours passent. Mornes et ensoleillés comme des journées d’été normales, heureuses et vides à se taper la tête contre les murs ».
Refus tout aussi judicieux d’un quelconque « réalisme » dans le langage. Le soutenu côtoie le familier, le ton quotidien se mêle au lyrisme dans des phrases alternativement sèches et interminables, la première personne, en italique, alternant avec la troisième : on est bien dans ce moment d’instabilité dont je parlais plus haut. « C’est un monde inachevé qu’elle habite, dans lequel le sens des mots n’est jamais parfaitement sûr ». Et où l’héroïne, apercevant « au détour d’une armoire (…) le visage d’une fille de son âge », met un moment à se rendre compte qu’il s’agit de son reflet dans une glace… C’est que, tenaillée par le désir d’être une autre, elle flotte comme à distance d’« un corps qui ne fait plus un avec ce qu’il y a dans sa tête », en proie à la « légèreté » du titre.
Le risque, avec le roman sur l’adolescence, c’est que l’auteur, pris d’illusion attendrissante et rétrospective, tombe dans une forme de mièvrerie. Eh bien on ne peut pas dire que ce soit le cas en ce qui concerne Emmanuelle Richard, et elle écarte cette troisième tentation avec la même énergie qu’elle mettait à balayer les deux premières. D’abord, dans son livre, tout le monde est plus ou moins méchant : les ados, héroïne incluse, les parents, le monde avec ses images tyranniques et « l’hermétisme » de ses classes sociales. Ensuite, l’idée unique et torturante de sa « jeune fille » sans prénom, son obsession de tous les moments, c’est, disons-le, le sexe. Ce « ressort au fond du ventre qui surgit tout à coup. Ce deuxième cœur vivant ». Son été en famille tourne entièrement autour d’une question centrale : comment rencontrer des garçons. Tous ses autres tourments s’y rattachent (« Si un jour je voulais faire l’amour, ou plutôt me faire prendre, pour me faire prendre, au moins, il me fallait des seins »). Cette obsession induit un rapport singulier au temps, entre angoisse de le voir s’enfuir (« Combien de temps avant d’avoir raté sa vie ? ») et impatience (« encore combien à attendre ? »). Et le roman restitue avec une surprenante intensité ce présent distordu plein de « l’odeur des soirs d’été des quatorze, quinze, seize et dix-sept ans qu’on ne vivra jamais qu’une seule fois ».
Bien sûr, c’est plein de fautes de langue. Passons sur les « je m’en rappelle » qui abondent, mais Emmanuelle Richard pense que « s’ébaudir » veut dire « s’étonner », que « velléitaire » a le même sens que « volontaire », et parle de « tailler au cordeau » quand, vraisemblablement, elle voulait dire quelque chose comme « couper au couteau ». Une fois de plus on s’étonne que personne chez son éditeur n’ait rien remarqué. Mais, rendu indulgent par tout ce qui précède, on dira que de telles négligences ajoutent encore, d’une certaine manière, à la cohérence de son livre : un premier roman, jeune, émouvant, rageur, dans une adéquation parfaite au thème qu’il revisite avec des accents renouvelés. Vivement la suite.
P. A.
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