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Ça se passe pendant les années de la Prohibition, mais ce pourrait aussi bien se passer en 1948, quand parut pour la première fois ce deuxième roman de son auteure, cinq ans après le plus connu Lys de Brooklyn, adapté à l’écran par Kazan en 1945.
Tout y commence par le récit d’un cauchemar. Margie, seize ans, rêve souvent du jour de sa petite enfance où, ayant échappé à la main de sa mère, elle s’est perdue. Dans son errance, elle est passée devant un hôpital, a vu deux brancardiers sortir un cadavre d’une ambulance, l’un d’eux tenter d’embrasser une infirmière, a été exclue de leur jeu par des enfants, comme n’étant pas du (bon) quartier. La mort, le sexe, les classes sociales. Voilà le programme. Il annonce les expériences et les découvertes que fera, en devenant adulte, la jeune héroïne, jusqu’au moment où, à la dernière page, elle verra, dans son fameux rêve, s’ouvrir enfin « les hautes grilles » qui lui barraient le chemin jusqu’alors : « Elle ne se perdrait plus jamais ».
Rêve américain et mères catastrophiques
Roman d’éducation, donc, dans le populaire, voire prolétaire Brooklyn des années 1920, où Betty Smith passa sa propre enfance. Un roman placé sous le signe du réalisme, bien sûr, qu’il imprègne les descriptions de la vie quotidienne ou l’implacable tableau du sort fait aux pauvres. Ceux qu’on voit, à la fin du jour, dans le tramway, « épuisés, écrasés de fatigue » : « Cette tâche, qui les tuait, ne leur apportait que tout juste assez de repos et de pain pour pouvoir travailler encore ». Tous ont pourtant cru au « grand Rêve américain », dans lequel « pauvreté, travail pénible, ambition, honnêteté rigoureuse, épargne systématique » apportent « le succès, la fortune, la gloire ». Certains y croient encore, à leur manière, persuadés qu’« un jour, demain, la semaine prochaine », « tout ira mieux ».
Ainsi Margie, curieux mélange de naïveté, de lucidité et, surtout, de vitalité inépuisable, toujours prête « à accueillir les événements comme ils se présentent, à en tirer le meilleur parti ». Autour d’elle, d’autres femmes : son amie Renie, tout aussi pleine d’allant ; ses collègues de bureau ; et le cortège des mères — la sienne, celle de Frankie, qu’elle épousera, celle de Mr Prentiss, qu’elle préférerait épouser. Dans ce monde où le mariage est la grande affaire, et où l’appartenance religieuse (catholique ou protestant) y joue un rôle déterminant, toutes les génitrices se révèlent, à des degrés divers, désastreuses. Flo, la mère de Margie, est une éternelle pessimiste, qui a accueilli son enfant perdue et retrouvée par une pluie de gifles ; la mère de Mr Prentiss, le chef de bureau, a fait de lui, pour toujours (?), un vieux garçon. Quant à la mère de Frankie, le jeune époux, le résultat de son éducation se résume assez bien dans ce dialogue entre lui et une Margie enceinte et « toute fière de voir ses seins grossir » : « — Regarde ! dit-elle. — Regarder quoi ? — Ma poitrine. — Qu’est-ce qu’elle a ? — Elle est remplie. Elle est gonflée ! — Et puis après ? »
Féminisme et fuite du temps
Face aux maris décevants, aux mères castratrices, aux pères falots, il y a les filles, pleines de gaieté et de vie. Notre héroïne montre, en plus, une sereine audace dans l’affirmation de son désir (voir plus haut) et, à l’occasion, une agressivité de bon aloi — n’hésitant pas à déclarer à sa belle-mère : « Maman Malone, je vous hais ! » À la critique sociale vient donc s’ajouter une bonne dose de féminisme, le tout mêlé d’humour… et de quelque chose d’autre encore, qui confère à ce roman d’une époque, lequel n’a rien d’un roman daté, un curieux charme. Il tient peut-être à l’usage subtil de la focalisation, juste assez surplombante pour ajouter un peu de pessimisme à la fraîcheur de l’héroïne, appelée à rejoindre peu à peu le point de vue de la narratrice. Il tient sûrement à la bizarrerie qui rôde partout, et installe aux confins de l’onirisme loufoque un récit se maintenant pourtant, en apparence, toujours au plus près du quotidien. Dialogues frôlant l’absurde, notations décalées (une brosse à dents dressant « sa tige raide de fleur expressionniste »), c’est justement l’attention extrême à un réel minutieusement grossi qui crée, en même temps que le comique, une impression discrète d’inquiétante étrangeté.
La mère de Renie lui achète une robe de bal qui paraît « faite du même tissu blanc épais qu’on utilise pour capitonner les cercueils ». Le père de Frankie, dans l’espoir de changer de métier, étudie obstinément l’art de l’embaumement. Fière de sa première montre, Margie rêve « devant le cadran minuscule », au temps, qui existait « avant l’instant de sa naissance » et « n’hésiter[a] pas plus à l’heure de sa mort »… Sous le récit faussement transparent de Betty Smith s’ouvrent des profondeurs bien sombres…
P. A.
Illustration : Williamsburg Bridge, entre Brooklyn et Manhattan, dans les années 1920