Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
On est alléché, forcément… Voilà que l’auteur de Fragments de la vie des gens (Verticales, 2000), après le remarquable et autobiographique Papa (Seuil, 2020, voir ici), entreprend de nous raconter la mort de Flaubert, survenue, comme chacun sait, alors que celui-ci sortait de sa salle de bains. On a hâte de voir.
Lui et moi
Deux parties. Je : nous sommes le 8 mai 1880 ; Gustave, donc, est dans sa baignoire, où « [sa] mémoire s’[est] répandue, les souvenirs flott[ent] devant [lui] comme des jouets de liège ». En même temps, il n’est déjà plus dans sa baignoire, puisqu’il évoque « [son] imminent décès » et sait que « bientôt [son] âme corpulente comme un zeppelin s’envoler[a] ». Quoi qu’il en soit, il nous raconte, un peu en désordre et avec beaucoup de parenthèses, à la première personne, sa vie — et surtout sa jeunesse : l’hôpital de Rouen, où il habitait avec sa famille, les contes de fées dont le grisait la servante, la mort de sa sœur Caroline, son amitié avec Alfred Le Poittevin et avec sa sœur Laure, la future mère de Maupassant ; Elisa Schlésinger ; plus tard, Louise Colet ; l’épilepsie, le voyage en Orient, la lecture de La Tentation de saint Antoine à Bouilhet et Du Camp consternés…
Tout cela émaillé de considérations sur l’avenir, que, mort, il connaît comme vous et moi : « Gens venus d’hier, vous donnâtes le branle à cette évolution de l’éthique au nom de laquelle votre passé est aujourd’hui jugé par de nouveaux venus »… Sur l’avenir, c’est-à-dire sur le présent, où l’auteur de Madame Bovary se voit « réduit à camper dans la tête du signataire de ce livre », dont il feint d’énoncer les règles : « Je fais (…) le serment de m’en tenir à mon passé officiel ». « Si d’aventure je m’en éloignais, si j’allais même jusqu’à en prendre le contre-pied, je le signalerais au fur et à mesure afin que le lecteur ne répète pas ces mensonges en société au risque de se discréditer auprès des érudits qui refusent encore d’admettre qu’un passé de qualité évolue comme un grand cru ».
Seconde partie : Il. Même jour, même heure. Après le récit de la vie, le récit, à la troisième personne, de la mort. Elle dure longtemps, ponctuée d’hallucinations, « le grand défilé des êtres qui ont traversé sa vie », ses personnages, « son voyage avec Maxime remonte en trombe la cage d’escalier des années ». Ça se termine par l’enterrement, après la toilette funèbre par les soins de Maupassant.
Des gens et des vies
Jamais peut-être les problèmes, voire les impasses du roman biographique n’auront aussi nettement sauté aux yeux. Je/Il : derrière la concurrence des narrateurs, la juxtaposition des auteurs. Jauffret ne cherche pas à s’emparer de Flaubert ; dans ce livre qui, avec ses variantes en annexe dans un Chutier et sa bibliographie savante, fait signe vers La Pléiade, il travaille à le pousser pour occuper sa place. Résultat : ça ne prend pas. On a toujours d’un côté la vie de Flaubert (pour peu qu’on ait lu un des ouvrages mentionnés, on connaissait déjà, merci), et, de l’autre, les facéties de Jauffret. Sa verve, indéniable, mais aussi sa misanthropie sans nuances ; son obsession du sexe (tous les amis étaient des amants, point final) ; sa manie des vies inventées ou, ici, réinventées : et si Rodolphe avait prêté de l’argent à Emma ?... et si celle-ci avait plutôt vécu à Paris, où elle serait devenue la maîtresse d’Arnoux ?...
Le véritable auteur occupe tout le terrain. Ce qui ne serait pas nécessairement gênant si l’on ne se demandait sans cesse pourquoi il est allé s’y installer plutôt que sur n’importe quel autre. D’autant qu’aucun écrivain du passé n’était moins fait pour l’accueillir. « La table [de travail de Flaubert] se rappel[le] tous ces personnages qui [ont] trottiné sur son dos ». Sortis de la réalité, comme Charles, devenu camarade d’internat d’Achille, frère de Gustave, ou comme madame Bovary elle-même, malheureusement « exilée à jamais du genre humain ». Et même si Jauffret fait ailleurs dire à Flaubert, à propos de ses héros, que « pas plus qu’Emma aucun d’entre eux n’avait la moindre connivence avec le réel », il ne peut s’empêcher de les y ramener sans cesse, puisque, « pareils à une bande de syndiqués » haïssant leur patron, il ont « pris l’habitude de surgir à l’improviste pleins d’aigreur à l’encontre du sort que [leur créateur] leur a réservé ». Tandis que celui-ci, de son côté, a, bien sûr, « déteint dans tous ses livres ».
Les considérations théoriques occasionnelles (« Il est impossible d’imaginer sans langage et pour exister la réalité doit être énumérée ») n’y changent rien : pour Jauffret, Flaubert, ce sont des vies et des gens. Vision qui semble fort éloignée de ce qu’en pensait le premier concerné, lequel ne posait pas, c’est le moins qu’on puisse dire, à l’inventeur d’histoires. Son invention, il l’a assez dit, c’est le style. Non qu’il soit le premier à en avoir un, mais il est le premier à l’avoir, consciemment et délibérément, fait parler en tant que tel. Ni décoratif ni expressif, c’est lui la chose, et la perfection ostentatoire des phrases de Flaubert dit l’indifférence de la matière en contraste avec le bavardage et les égarements des hommes.
Ce sont eux qui s’étalent dans le livre de Jauffret. Vus comme il les voit. Flaubert, sauf sur la couverture, n’est là nulle part.
P. A.
Illustration : La Maison de Flaubert à Croisset, René Thomsen (1897)