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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Salamandre, Gilles Sebhan (Le Dilettante)

Salamandre, Gilles Sebhan (Le Dilettante) Gilles Sebhan reviendrait donc au roman… Depuis Fête des pères (Denoël, 2009), il l'avait négligé pour rôder quelque part du côté des récits de vie (Tony Duvert, l'enfant silencieux et Domodossola, le suicide de Jean Genet, l’un et l’autre Denoël, 2010) ou des souvenirs d'enfance (London WC 2, Les Impressions nouvelles, 2013). Salamandre semble à première vue renouer avec la veine romanesque, et dans ce domaine comme dans les autres l'auteur ne fait pas les choses à moitié.

 

Tout commence donc dans les sous-sols d'un sex-shop voué aux amours mâles, où l'on trouve un soir le cadavre d'un habitué surnommé par les autres clients d'après cet animal qui rampe dans les lieux humides mais traverse sans dommage le feu. Puis changement complet d'ambiance et de palette pour une deuxième partie au soleil du Maroc, par laquelle s'amorce le retour en arrière qui, en trois étapes, avec changement de voix narratives et final polyphonique, va nous ramener, dans une gradation superbement maîtrisée, sur les lieux et dans l'atmosphère de départ — avec quelques degrés de désespoir en plus. Mais un désespoir à la Gilles Sebhan, empreint en permanence d'une vitalité rageuse.

 

Si cet itinéraire en spirale est parsemé d'assez d'indices, de fausses pistes et d'annonces discrètes pour maintenir le lecteur en haleine, à le suivre on croise aussi des motifs issus du romanesque le plus délibéré : il y a des pères, des fils, des retours, des coïncidences, sans même parler des vols et de l'assassinat…

 

Au point qu'on se demande s'il faut vraiment prendre au sérieux ce retour ostentatoire aux lois du genre. Avec Sebhan mieux vaut se méfier. Son héros, narrateur de deux parties sur cinq (le narrateur de deux autres étant peut-être ce « Gilles » qui mêle aussi sa voix au chœur final), écrit des poèmes. L’éditeur « aurait souhaité qu’[il] ponde un roman sur [son] histoire », mais, dit-il, « j’en suis incapable ». L’auteur de Salamandre fait une fois de plus dans ce récit la preuve que tel n’est pas son cas. Mais il nous signifie aussi que, même quand il fait usage du genre romanesque, il est ailleurs. Et en lisant son histoire de famille, de vengeance et de tableau volé, on a en permanence l’impression que c’est d’autre chose qu’il s’agit, comme dans les sex-shops dont il dresse minutieusement la cartographie. Quand on n’a, comme moi, ni les préférences ni les habitudes des héros de Sebhan, on découvre avec l’étonnement des innocents que les clients de ces endroits ne s’y rendent pas pour acheter de la lingerie ou des publications salaces, mais pour s’enfermer avec des garçons venus des quatre coins de l’Europe et du bassin méditerranéen dans des cabines où le film projeté n’est là que pour le fond sonore et le semblant d’éclairage blafard. Le narrateur de Salamandre décrit les rituels maniaques, les ambiances, fait le portrait parfois émouvant de ces « tapins » jetés dans les sous-sols de la ville par la misère et la mondialisation. Mais cet intérêt qu’on pourrait dire documentaire n’est bien sûr pas encore le véritable enjeu du livre.

 

Le héros porte le nom d’une bête aux pouvoirs fabuleux. Il se compare à « Orphée écartelé par les Furies » et constate que « c’est terrible de se sentir une ombre » ; le caissier du Vidéodrome est surnommé Charon, la caissière d’un cinéma porno « a quelque chose de mythologique »… On est bien dans le mythe avec ces damnés modernes qui, dans des réduits obscurs et peuplés de cafards, cherchent « une jouissance qui effacerait toutes les autres ». Comme on le sait, la jouissance n’est pas le plaisir. On s’épuise, on meurt éventuellement en quête de la chose, du rien, qui comblerait : « Il n’y a rien constitue sans doute l’expression la plus répétée dans ce[s] lieu[x] », dit le client anonyme qui nous y sert de guide.

 

Comment parler de ce qui se dérobe toujours et qui pourtant constitue le seul objet du désir, et de l’écriture ? Telle est au fond la seule question que les livres de Sebhan, quel que soit le genre dans lequel ils paraissent se ranger, posent et reposent. Celui-ci commence par une phrase dont le présent semble celui des récits de rêves : « Un tapin réputé pour son sexe démesuré m’invite dans une cabine ». À sa manière, brutale, Gilles Sebhan entame ainsi le parcours halluciné dans lequel il nous entraîne, autour d’un centre vide. Si à son histoire il n’y a pas vraiment de mot de la fin, ce n’est pas un hasard : tout est dans les mots qui, depuis le début, ont tissé de page en page le lamento plein de sombre poésie qui constitue la musique unique de son œuvre. Et qu’il module d’un titre à l’autre — roman ou pas.

 

P. A.

 

photo http-_media.melty.fr

 

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