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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Quitter Psagot, Yonatan Berg, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz (L’Antilope)

www.courrierinternational.comPsagot, c’est une colonie juive proche de Ramallah, en Cisjordanie. Yonatan Berg y a grandi et vécu jusqu’au seuil de l’âge adulte. L’a-t-il quittée ? Pas tout à fait. En atteste la « ligne de fracture autour de laquelle » il avoue « oscill[er] encore », entre « rapport bienveillant, familial, biographique » avec ses habitants, et « regard critique, accusateur, voire furieux » qu’il porte sur eux. Et, pourtant, si : que son passé d’enfant des colonies soit révolu, ce livre en est la preuve en même temps que le moyen même de la rupture.

 

Berg est aussi romancier (Donne-moi encore cinq minutes, 2018, déjà L’Antilope, même traductrice). Mais ce livre-ci n’est pas et ne prétend pas être un roman. C’est un « récit », animé par une rage d’analyser et d’expliquer qu’on serait en droit de trouver lassante si elle ne répondait au double but de l’entreprise : rendre compréhensible un monde que les caricatures faites de l’extérieur n’épargnent pas, et, en même temps, prendre congé de lui.

 

Une éducation particulière

 

Comment ne pas s’intéresser à tout ce qui concerne Israël et le drame qui s’y joue entre deux peuples ? Cependant, l’intérêt historico-politique, même s’il est grand, n’est pas tout ici. D’une certaine façon, en effet, l’histoire de Berg est presque celle de tout le monde. La construction même de son livre, par courts chapitres se succédant selon une progression à la fois spatiale et temporelle, semble le suggérer. Ce sont d’abord les lieux clés de l’enfance qui sont évoqués (bain rituel ou synagogue, mais, aussi bien, terrain de sport ou maison des parents) ; puis c’est le passage au-delà de la clôture, l’adolescence, les études, la découverte de la sexualité ; le service militaire vient achever ce premier apprentissage, que relaieront les voyages, la fac, avant l’accès enfin au monde adulte. Récit d’éducation somme toute assez classique ; travail de mémoire porté par l’écriture, qui, « lorsqu’elle s’attaque aux souvenirs, les reformule toujours, les réexamine, refaçonne les événements » ; cherchant ainsi « la voie qui mènera du passé au présent » pour reconstituer le moi « dans sa continuité ».

 

Si ce travail est ici particulièrement difficile, c’est parce que, quand même, on n’est pas n’importe où. Dans le pays de Yonatan Berg, le service militaire, qui dure trois ans, n’est pas un simple rite de passage, mais une expérience violente où l’on a affaire à la mort. Et, dans le milieu particulier qui fut le sien, « l’interdit de tout contact physique et de toute émission de semence en vain » est plus strict et plus traumatisant qu’ailleurs. Le monde, vu de Psagot, est divisé en deux. Garçons et filles, corps et esprit, et aussi, peut-être surtout, nous et les autres. Le premier chapitre place en tête des lieux emblématiques issus du passé « le virage de la mosquée », qui, à la sortie de « l’implantation », débouche dans la ville palestinienne toute proche, qu’il faut traverser dans un mélange de fascination et d’angoisse pour gagner en voiture Jérusalem et la yeshiva.

 

« Ce que nous pouvons mettre en commun… »

 

De l’autre côté de l’essentielle clôture barbelée marquant les limites de la colonie, ce sont pourtant les mêmes gamins qu’on voit jouer eux aussi au foot : « Nous avions la sensation d’avoir sous les yeux notre propre image ». D’où une forme, et l’auteur emploie lui-même le mot, de « schizophrénie » particulièrement difficile et douloureuse à surmonter, qui s’exprime dans l’écriture même par une manie de l’opposition duelle : « les ultraorthodoxes-nationaux-religieux se situent aux antipodes » des colons ; « dans toute implantation, il y a une face qui suscite la honte ou la peur et une autre qui libère la respiration et fascine le regard » ; « la société y obéit à des règles (…) très strictes. En même temps, elle évolue dans une zone grise, quasiment anarchique »… Toute réflexion part ainsi du constat d’une dualité, voire d’une contradiction, et les moyens grammaticaux d’exprimer l’opposition sont omniprésents, dans une variété de traduction à laquelle il faut rendre hommage.

 

On l’aura compris, le récit de Jonatan Berg, par-delà son intérêt documentaire évident, constitue un exemple majuscule et comme exacerbé de ce à quoi s’emploie tout travail de mémoire, dans son effort simultané pour réparer les déchirures et pour accepter les écarts. Le texte, à deux reprises, met en scène le seul moyen de mener à bien un tel travail. La première fois de façon métaphorique, dans le beau chapitre qui montre un cerf-volant venu de chez « les voisins » s’échouer derrière les barbelés de Psagot et y fasciner les enfants qui y vivent. La seconde fois, c’est explicitement l’art qui permet au narrateur de retrouver « ce qui [le] liait au paysage » de son enfance, mais aussi « à ceux qui le partageaient avec [lui] ». Plus précisément, la littérature, bien entendu. Et pas n’importe quel texte. Après avoir cité un poème du grand auteur palestinien Mahmoud Darwich, Berg ou son narrateur commente : « Mes expériences fondatrices, les barbelés, la clôture de sécurité, les patrouilles, tout ce qui se dressait entre nous (…) a commencé, par la magie de la poésie, à s’emplir de ce qui était semblable entre nous, la description d’une maison et ce qui l’entoure, la nostalgie qu’elle éveille, les odeurs ». Et de conclure : « C’est peut-être là tout ce que nous pouvons, pour l’instant, mettre en commun ».

 

P. A.

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J
J'ai apprécié ce commentaire de Pierre Ahne, d'une grande finesse, empreint d'une vraie sensibilité s à la magie de l'écriture et à la vérité humaine que dégage ce livre. Je vais me le procurer. Merci à vous.
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