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Il m’arrive assez souvent de déplorer l’ignorance ou la négligence générales en matière de langue française pour ne pas souligner d’emblée une des premières qualités qui font le charme de ce court roman : une langue admirable. C’est-à-dire sans reproches, tant sur le plan grammatical que sur celui de l’élégance. Sans audaces ni transgressions non plus, évidemment. Mais tout empreinte de cette grâce du style tel qu’on le concevait à une certaine époque : la transparence. L’art de Laurence Cossé est superbement invisible.
Années grises
Et si un tel usage de l’écriture est daté, il n’a rien de gratuit. Robert, alias Robin, le héros-narrateur de Nuit sur la neige, est ce que Mauriac, qui appartient à l’époque à laquelle je faisais allusion, aurait appelé un adolescent d’autrefois. Son père l’a conçu « quelques heures avant de mourir » sur le front de 14-18 « et il n’en a jamais rien su » — « Je serais toujours l’ignoré », note-t-il. En 1935, quand le roman commence, il est interne dans une prestigieuse boîte à concours tenue par des jésuites. C’est là qu’il rencontre Conrad : « Pourquoi a-t-il fallu que je me lie à lui (…), le seul qui fût énigmatique, le seul absolument amoral (…) ? Ma vie entière en a été meurtrie ». Obsession, jalousie, tout est là sauf le nom du sentiment ou même l’idée, à cette époque et dans ce contexte socio-familial, qu’il puisse naître. Les jours de pensionnat n’en restent pas moins gris.
Mais, dehors, c’est le début d’un tourisme qui n’est pas encore de masse et, en particulier, des sports d’hiver, dont l’origine est ici minutieusement reconstituée. Pendant les vacances de Noël, puis de Pâques, nos deux héros vont skier dans des villages d’altitude encore peu connus, tel Val-d’Isère. Les souvenirs de la blancheur et de ces « jours étincelants » contrastent avec les journées ternes et les nuits glaciales de l’internat, et cette opposition du noir et du blanc renvoie, subliminalement et subtilement, au cinéma de l’époque et à l’époque elle-même, dont les drames et les périls s’accumulent à l’arrière-plan : Front populaire, ligues, marche à la guerre…
Derrière le romanesque
Comme y renvoient les charmes ambigus de la pension, avec son parc et ses dortoirs, et la figure du jeune homme naïf, « bourré jusqu’à la gueule (…) de citations », dont on nous donne à voir ici l’apprentissage, en une manière assez cruelle d’anti-Grand Meaulnes. Sur les cimes, Robin rencontrera une jeune fille « gracile, avec des épaules étroites, et des poignets d’une extrême finesse » (l’Yvonne de Galais d’Alain-Fournier a, rappelons-le, les chevilles « si fines qu’elles pliaient par instant et qu’on craignait de les voir se briser »). Mais l’amour n’est pas ce que l’on croit, et, au coin d’un champ de neige, c’est non seulement la mort qui « attrape[ra] par le bras » notre narrateur, mais aussi, dans un ultime jeu de rebondissements, les apparences romanesques qui vont brusquement se défaire.
Ce serait donc se laisser berner, comme le personnage, par une illusion de surface, que de céder, en lisant Nuit sur la neige, aux charmes du rétro et d’un pittoresque d’autant plus attendrissant qu’on le croirait lointain. Le décalage et la distance temporels permettent ici de montrer, sans le dire, et avec d’autant plus de justesse et d’efficacité, les origines de la modernité, avec son ironique double visage : civilisation des loisirs d’un côté, montée des fascismes de l’autre. Les deux sont loin, hélas, d’être passés de mode.
P. A.