Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
C’est l’histoire d’un trouble. Qui n’en a pas, de ces souvenirs plus ou moins honteux, embarrassants, en tout cas, issus de l’enfance et de l’adolescence ? Souvenirs troubles et troublants parce que, d’une manière ou d’une autre, constitutifs. Et, par là même, frôlant et brouillant les limites de ce qu’on a pris l’habitude de considérer comme ce qu’on est.
Et, quelquefois, l’onde que ces événements enfouis diffuse touche, par-delà l’histoire personnelle, à l’histoire et à l’inconscient collectifs, ceux de toute une époque au moins. Que l’écrivain Gilles Rozier, traducteur du yiddish et de l’hébreu, fondateur de la revue littéraire en yiddish Gilgulim, et des éditions de l’Antilope, qui se donnent pour tâche de « publier des textes littéraires rendant compte de la richesse et du paradoxe de l’existence juive sur les cinq continents », que ce même Gilles Rozier, donc, ait comparu, en classe de cinquième, devant un conseil de discipline, pour plaisanterie antisémite, c’est troublant. Et d’abord pour celui à qui les faits, quarante ans plus tard, sont soudain rappelés. Le voilà contraint de plonger « dans le lointain pays de l’enfance, dans l’épais brouillard des années passées », qui « ont laissé une masse de souvenirs et d’oublis, série de flashs aspirés par une matière noire ». La mémoire est la première des zones grises qu’explore ici l’auteur de La Promesse d’Oslo (Denoël, 2005). Or, quand on se lance dans une exploration de ce genre, on ne sait jamais où elle nous mène : « La mémoire est une pelote de laine, un nœud de serpents, des grains de riz dans un bocal, un jeu de mikado ».
« Lévénement tel qu’il s’est déroulé »
Pour ce qui est du bâtonnet initial, c’est assez net. En 1975, le narrateur est en cinquième dans le collège d’une petite ville proche de Grenoble. Ses camarades Pierre et Vincent, collés par le prof d’anglais, monsieur Guez, se vengent en lui envoyant une missive anonyme ornée de croix gammées : « Vieux juif, tu seras puni par le IIIe Reich ». C’est le jeune Gilles qui a fourni l’adresse. Il la connaissait, car, avec sa copine Pascale, ils s’amusaient souvent à donner des coups de fil anonymes à leurs enseignants, si bien que l’annuaire n’avait plus de secrets pour eux.
Gilles et Pascale seront exclus une semaine, les deux autres définitivement. Sentence qu’il est permis de trouver, bien que sévère, pas anormale dans un collège public, donc républicain. Notre narrateur y voit surtout la conséquence d’un acharnement du corps enseignant contre le fils du directeur de l’usine locale, et l’organisation d’un « procès stalinien » pour « une blague de potaches ». On peut le comprendre aussi. L’important est, encore une fois, le trouble laissé dans son esprit par cette expérience, et qu’amplifie encore une hésitation impossible à trancher : savait-il ce qui était écrit sur le fameux billet ? « Les années se sont empilées les unes sur les autres, mes souvenirs de l’époque se sont mélangés, et peut-être même ne raconté-je pas lévénement tel qu’il s’est déroulé ».
Zones grises
« Que faire de ça ? Coupable ou victime ? » Faut-il vivre avec « la sensation d’avoir commis une faute grave ou celle d’avoir été l’objet d’une sanction sans commune mesure avec la faute » ? Question d’autant plus angoissante qu’à cette incertitude morale vient se superposer un flottement identitaire. « Comment voulez-vous », déclare la mère de Gilles devant le conseil, « que mon fils soit antisémite alors que mon père est mort à Auschwitz ? »… Est-il antisémite, ce fils d’une mère juive ? Mais est-il juif, ce fils d’un catholique anticlérical et d’une juive ashkenaze indifférente, et loin de porter dans son cœur les juifs « rapatriés » d’Algérie, tel monsieur Guez ? Tout cela, à une époque où on ne distinguait pas encore vraiment camps de concentration et d’extermination, déportés politiques et déportés « raciaux ». « J’ai perdu mes parents endéportation », dit la mère. Et le narrateur de commenter : « J’ignorais la signification de cette phrase ».
Le double traumatisme de la faute et (ou ?) du châtiment déclenche donc ce qui sera un long et difficile questionnement sur l’identité. Et ce questionnement même retentit sur un autre plan, celui du corps et du désir. S’il s’est mêlé de cette sombre histoire, c’est que l’enfant voulait « en être » : être accepté, reconnu, cesser d’être le « fils du directeur que l’on évite ». Besoin peut-être d’autant plus fort chez celui qui avait gardé longtemps l’habitude de jouer à la poupée, seul ou en compagnie des filles du quartier, quand il ne se livrait pas avec elles aux joies de l’élastique ou ne mêlait pas sa voix aux leurs pour entonner les refrains de Claude François. Celui qui, plus tard, au lycée, espérera toujours, en vain, que Vincent, retrouvé, remarque son « regard d’adolescent à la lisière du désir ».
Au mikado de la mémoire, chaque souvenir en fait bouger d’autres et, peu à peu, c’est tout l’édifice qui se trouve ébranlé. La force de Rozier est ici de mener la partie jusqu’au bout — jusqu’à son entrée dans l’âge adulte et dans les choix qui sont bien les siens. C’est aussi de nous associer à son jeu, de nous faire descendre, avec lui, dans ces régions incertaines et contradictoires où repose ce que chacun de nous, par commodité, appelle moi.
P. A.