Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Qu’il revisite le récit d’enfance (London WC 2), qu’il feigne le donner dans le roman (Salamandre) ou qu’il explore, comme ici, la vie d’autres artistes, Gilles Sebhan, je l’ai déjà noté, parle toujours de lui. Les huit volumes que compte aujourd’hui son œuvre composent un autoportrait inachevé et morcelé — miroir aux multiples éclats
Pas de véritable narcissisme pourtant dans cette entreprise, le détour occasionnel par l’étude biographique le montre assez : ce que Gilles Sebhan cherche à cerner, à travers son rapport à certaines figures ou à certains thèmes, c’est un objet transpersonnel, quelque chose qui se cache derrière tous les masques et les relie à un fond commun. Si bien qu’on pourrait sans doute dire de lui ce que lui-même dit du peintre : « Sa mémoire n’est pas seulement celle de sa vie mais de la vie des autres et de la représentation de ces vies. Sa mémoire est celle du trait d’un autre (…) sur une feuille qui est comme l’enregistrement de son souffle sur une page blanche ».
Soit donc Stéphane Mandelbaum, né en 1961 à Bruxelles, assassiné en 1986 par ses complices dans une obscure histoire de vol de tableau, auteur, pendant sa brève existence, d’une œuvre pleine de fureur (peintures, gravures, compositions frénétiques à la pointe Bic sur grand format). On voit tout de suite ce qui a pu retenir Gilles Sebhan dans cette figure, on n’en finirait même pas d’énumérer les traits du personnage dans lesquels l’auteur de La Dette a pu peu ou prou se reconnaître : la judéité, la relation complexe au père (Arié Mandelbaum est lui-même un peintre connu), la fascination pour le sexe, le goût de la révolte empruntant les chemins de la provocation et d’une certaine violence ; la création artistique, bien sûr, l’œuvre de Stéphane Mandelbaum mêlant souvent la représentation picturale et les mots, mis sur le même plan. Mais les rapports entre le « peintre » (ici, l’écrivain) et son modèle sont encore plus étroits : fasciné par les personnages qu’il représentait (Pasolini, Bacon, Rimbaud…), « happé par des légendes », Stéphane Mandelbaum cherchait, lui aussi, serait-on tenté d’écrire, à saisir à travers elles une identité volatile — « Qui suis-je, semblent dire les figures, portraits et autoportraits — parfois les deux » qu’il a laissés sur le papier ou sur la toile.
« Quand quelqu’un s’empare de quelqu’un pour en faire quelque chose, les mécanismes sont toujours très étranges ». Cette réflexion d’Arié Mandelbaum, sans doute pourrait-on l’appliquer non seulement à son fils mais à l’auteur du livre qui l’évoque ou l’invoque. Il y va d’une fascination, bien sûr. Cependant Gilles Sebhan écrit, plutôt que pour cultiver ses fascinations, pour les creuser et les fouiller au plus intime. Une des manières dont il procède ici consiste, paradoxalement, à se mettre en scène, avec ses doutes, ses interrogations et ses hypothèses. Tout commence lorsque celui qui ici dit je tombe dans une galerie sur le dessin d’un artiste inconnu de lui, mêlant, dans une mise en scène faussement naïve et authentiquement brutale, déportation et pornographie. L’auteur-narrateur acquiert l’œuvre et part à la découverte de son auteur. Enquête, voyages à Bruxelles, entretiens avec les proches du peintre assassiné. Longues méditations devant les œuvres elles-mêmes, qui, par une étrange télépathie, finissent peu à peu par suggérer certaines pistes. Ainsi du fameux tableau intitulé Le Rêve d’Auschwitz, devant lequel celui qui parle formule, comme dans un état second, un chapelet de possibilités qu’on aurait envie de dire « narratives » (« On peut imaginer qu’il a… », « Ou bien on peut aussi penser que le… », « Il est possible qu’il faille… »). Gilles Sebhan aurait souhaité que son texte soit accompagné de reproductions. Cela n’a pas été possible. Mais doit-on vraiment le déplorer ? Les descriptions des œuvres, minutieuses, tâtonnantes, en même temps d’une force d’évocation hallucinée, donnent lieu peut-être aux plus belles pages du livre.
Au bout de ces longues phrases sinueuses coupées de notations abruptes, que cherche-t-on ? Quelle vérité se dérobe dans cette existence toute en faux-semblants et en masques, et qui débouche sur la mort ? Par moments on s’égare un peu dans le labyrinthe que le livre édifie comme un analogue du dédale que Mandelbaum lui-même a abandonné derrière lui. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Dans une accélération finale, le récit fait se rejoindre énigme policière et mystère de l’identité. Or si celui-ci reste entier, c’est que la vérité que traque Gilles Sebhan est au-delà des individus — ou en deçà : elle flotte quelque part entre le réel et sa représentation, dans cette oscillation qui les éloigne l’un de l’autre puis les rapproche, au point, soudain, de les confondre, et de se dérober du même coup. Selon, là encore, un apparent paradoxe, l’impression d’intense présence que produit ce portrait d’un peintre assassiné provient du secret qui l’habite et dont le texte a si bien dessiné les contours.
P. A.
Reproduction d’un autoportrait de Stéphane Mandelbaum (mandelbaum.aeroplastics.net). D’autres œuvres sont visibles sur les sites suivants :
http://mandelbaum.aeroplastics.net
http://galeriefredlanzenberg.be
http://www.galeriedidierdevillez.be/artistes.php