Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Comme, souvent, les vrais écrivains,Claudie Hunzinger raconte toujours la même histoire. De Bambois, la vie verte (Stock, 1973) à La Survivance (Grasset, 2012) en passant par Les Enfants de Grimm (Bernard Barrault, 1989), il est toujours question chez elle de fuite ou plutôt de retrait, de solitude, d'une maison sans confort perdue quelque part dans la forêt vosgienne, de comment vivre là, dans la proximité de la nature. La proximité plutôt que le contact — sans parler d'immersion ou de fusion : les livres de Claudie Hunzinger sont des récits de confrontation. Récits quasiment sans intrigue, qui tiennent de la poésie, du journal, ensembles subtilement agencés de notes faussement quotidiennes qui constituent autant de variations sur ce thème de la contiguïté extrême à l'Autre et de l'effet qu'elle produit.
D'une certaine manière on ne trouve donc rien d'étonnant au premier paragraphe de La Langue des oiseaux : « La nuit où j’ai rencontré Kat-Epadô, j’étais seule dans une baraque isolée, porte fermée à double tour. Autour de moi, la tempête. À perte de vue, des forêts ». Pourtant certains détails (la rencontre annoncée, l’accélération du rythme mimant un démarrage sur les chapeaux de roues) nous avertissent d’une différence. Cette fois, semble nous dire l’auteure avec un petit peu d’ironie, vous entrez vraiment dans un roman.
De fait, il va bel et bien se passer des choses. ZsaZsa, la narratrice, a fui Paris et le succès de son premier roman. Mais dans son « abri en bois, 6 m x 6 m, dessiné par Jean Prouvé pour les sinistrés des bombardements de 1945, en Lorraine », elle a emporté, outre quelques livres, un ordinateur. L’opposition entre sauvagerie et technique, récurrente chez Claudie Hunzinger, va ici produire l’événement. « En rentrant des bois, j’allumais l’écran ». Sur cet écran, SzaSza va faire la connaissance de Sayo, qui se cache derrière le pseudonyme de Kat-Epadô et vend des vêtements sur eBay. Les textes de présentation, écrits dans le français spécial de cette Japonaise installée au Havre, séduisent la romancière en rupture de ban. Amitié à distance, mystère, arrivée abrupte de la jeune femme venue d’ailleurs, qu’un danger énigmatique paraît poursuivre. Fuite à travers les Vosges dans la nuit, sac au dos : « Une variété d’évadée avait rencontré une autre variété d’évadée, et elles allaient continuer leur route ensemble ».
À dire vrai on a un peu de mal à s’intéresser à cette bizarre intrigue, dont l’auteure semble par moments s’amuser elle-même. Les vêtements Comme des garçons (on me dit que c’est une marque connue) y jouent un grand rôle. « On peut rencontrer un vêtement : il vous foudroie ». Je le veux croire…
Mais l’important n’est pas là. Claudie Hunzinger est aussi une artiste de la matière, créatrice d’étranges objets (livres d’herbe, bibliothèques de cendre) : elle compose ses livres, plutôt qu’en musicienne, en plasticienne créant un espace dans lequel des formes et des matériaux s’organisent et se répondent. Et on n’en finirait pas d’énumérer les couples de motifs qui ici s’opposent ou entrent en résonance : nature et civilisation, on l’a dit, mais aussi langage articulé et « langue des oiseaux », langue chinoise et langue japonaise, écriture et traces dans la neige, loup et lynx, corbeau et alouette… Le dialogue central étant sans doute celui du récit en train de se faire et du « roman » que SzaSza envisage d’écrire sur sa rencontre avec Sayo — d’où une réflexion, à propos des rapports entre écrivain et personnage, qui fait à son tour écho au thème omniprésent de l’animalité : « Et qui étions-nous ? Deux filles dans la nuit fuyant le chasseur ? Ou une fille, le chasseur ? L’autre, la proie ? Laquelle, le chasseur ? Laquelle, la proie ? »
L’essentiel, bien sûr, se tient entre les termes de ces oppositions, dans la tension qui les disjoint et les unit (« comme si la langue était d’abord ce qui se cache sous les mots, entre les mots… »). C’est là que les vêtements qui me laissaient perplexe prennent pour finir tout leur sens : les photos que Sayo publie sur eBay les montrent vides, et les textes qui les accompagnent brodent sur du vide, à l’image du livre de Claudie Hunzinger lui-même, récit lacunaire, à la fin ouverte, déconstruisant le romanesque à l’instant même où il feint de l’élaborer. Et nous laissant dans les mains un étrange objet, qui tient du haïku, de la harpe éolienne,… de toutes ces constructions aériennes qui renferment en elles un peu de l’essentiel. On aimerait en trouver d’autres sur les rayons de cette rentrée littéraire.
P. A.
photo Pierre Ahnne