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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Leurs enfants après eux, Nicolas Mathieu (Actes Sud)

blogerslorrainsengages.unblog.frCe devrait être un des livres dont on parle en cette rentrée. Ou alors, c’est à désespérer. Tous les ans, parmi des ouvrages souvent séduisants, parfois moins, il y en a un ou deux qui tranchent par une sorte d’intensité particulière. C’était le cas, par exemple, en septembre 2017, de Fief, le roman de David Lopez, avec lequel celui de Nicolas Mathieu présente d’indéniables points communs. Au-delà de grandes différences : de propos, d’écriture, de volume…

 

Après la fin de l’Histoire

 

Car le premier miracle ici est qu’on lit sans efforts ni ennui un livre de 400 pages qui raconte, sans événements considérables, la vie d’un groupe d’adolescents, entre 1992 et 1998, dans une de ces vallées jadis ouvrières qui sinuent quelque part entre Thionville et le Luxembourg. Ces vallées, je les ai connues, Nicolas Mathieu a seulement changé les noms des lieux (Heillange au lieu d’Hayange, Lameck pour Fameck…). Mais je les ai connues alors que les aciéries lançaient encore leurs ultimes feux, qui faisaient de la traversée nocturne de certaines localités une féerie brutale. Dix ans plus tard, quand le roman de Mathieu commence, le dernier haut-fourneau n’est plus qu’ « une jungle de rouille, un dévalement de tuyauterie (…), tout un fatras d’escaliers et de coursives, de tuyaux et d’échelles, de hangars et de cabines désertées ». Les décideurs proclament que « le temps du deuil est fini », les jeunes en ont « ras le bol de toute cette mémoire ouvrière ». Dans les cités misérables, « les petits dealers [ont] remplacé les cols bleus »…

 

Vue depuis un recoin significatif, c’est tout un tableau de la société française en des années décisives qui se déploie, mine de rien, sans qu’on tombe pourtant jamais dans la sociologie historique : tout vient naturellement, car tout est sans cesse incarné par des individus, lesquels sont avant tout des corps.

 

Il y a deux personnages principaux : Hacine et Antony. Ce dernier a 14 ans, puis 16, puis 18, puis 20. Au début, il traîne tout le temps avec « le cousin ». C’est l’été. Ils rencontrent deux filles, Stéphanie, dont le père veut construire une piscine et devenir maire, et Clémence. Antony a à peine vu la première qu’elle est « déjà comme une de ces ritournelles qui vous trottent dans la tête jusqu’à vous rendre cinglé » : « Il souffrait ; c’était bon ». Il couchera avec Vanessa, sans cesser d’être amoureux de Steph. Autour de ces premiers rôles, toute une galerie de figures dont aucune n’est négligée ni prise de haut (voir les très beaux chapitres consacrés aux parents des uns et des autres). Les brassant et les confrontant, l’auteur met en scène toute une série de dualités et de contradictions : bourgeois ou prolétaire, immigré ou pas, bled (où Hacine, après quelques déboires, est emmené par son père, mais d’où il reviendra), homme ou femme… Mais ces contradictions ne se résolvent pas pour produire du nouveau : l’Histoire, celle du grand H, est finie. Ses mécanismes continuent de fonctionner à vide, dans un monde lisse et clos, qui n’offre pas de prise.

 

Trop jeune

 

On rêve de le fuir mais on y reste, pour y mener, bon an mal an, « une existence semblable à celle de [son] père » et y subir « une malédiction lente ». On tourne en rond sur des motos, « tête nue, incapable d’accident, trop rapide, trop jeune, insuffisamment mortel ». Les désirs s’exacerbent, ceux qui se donnent carrière crûment dans des habitacles de voiture ou des usines abandonnées, et le vaste désir sans objet de l’adolescence, l’ « énergie incessante » mêlée d’un « sentiment de boue ».

 

Cet âge serait-il à la mode ? Il est aussi le sujet du livre de Julie Peyr,  Anomalie (Équateurs), et, autrement, de celui de Laurence Cossé, Nuit sur la neige (Gallimard), qui viennent de paraître. Mais peut-être la mode n’est-elle jamais passée depuis Le Grand Meaulnes, que Nicolas Mathieu fait lire à une de ses héroïnes (« Il planait là-dessus un climat qui lui convenait, par moments, quand elle était fatiguée, qu’elle avait trop mangé »). Le langage de ces jeunes gens d’avant le téléphone portable, très contemporain malgré tout, nous emmène pourtant loin d’Alain-Fournier : « — Bah elle est très bien ta chatte. — Non, mais là. On dirait un steak… — T’es malade. Elle est super-mignonne. — Ouais, mais la tienne, elle est parfaite. — J’avoue »…

 

« Tristesse mercantile »

 

Il y a dans Leurs enfants après eux une forme d’hyper-réalisme qui nous met au-delà du réalisme plat, là où l’exactitude extrême se transcende dans l’expression de ce qui apparaît comme une vérité. Évidemment, tout cela est question d’écriture. Celle de l’auteur nancéien, toujours en équilibre entre ironie, lyrisme et précision, se révèle dans l’art du paragraphe, de ses alternances rythmiques et de sa chute. Dans une science très sûre, aussi, de la mise en scène, c’est-à-dire du temps et de l’espace. Le temps, ici, est d’abord celui qu’il fait, au cours de quatre étés accablants, quand « les tours mêmes sembl[ent] prêtes à s’affaisser, hésitant dans les brumes de chaleur », et que, « par instants, une mob kitée pratiqu[e] une incision bien nette dans le silence ». Quant aux lieux, ils ont, d’une certaine façon, le premier rôle. Zones commerciales où « une tristesse mercantile monte de terre », routes départementales dans les bois, lacs où l’on va se baigner et où parfois on se noie, ce sont eux qui disent le mieux le mélange d’exaltation et de désespoir qui est au cœur de ce gros livre. Lequel, avec son ton unique, grinçant et déchirant tout à la fois, est peut-être bien aussi un grand roman.

 

P. A.

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