Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Le troisième roman d’Isabelle Dangy (1) est divisé en quatre parties : une « préquelle » et trois « saisons ». Si ces dernières correspondent respectivement à un hiver, un été et un automne, l’emploi des termes renvoie évidemment à l’univers de la série, ou peut-être plutôt ici à celui du feuilleton, avec tout ce qu’il évoque de romanesque. Non sans une visible dose d’ironie…
Nestor est le fils de Jean et d’une mère tôt internée dans un hôpital psychiatrique de son lointain pays. Sidonie est la fille de Florence et d’un père qui s’est suicidé il y a bien longtemps. Élevés par Florence et Jean, Sidonie et Nestor grandissent ensemble, puis, dès l’adolescence, s’éprennent l’un de l’autre et deviennent amants. Pour fuir les hauts, les bas et les complications d’une telle passion, Sidonie se fait envoyer comme professeure d’histoire à Hersanghem, petite ville du Nord où eut lieu pendant la guerre de Trente Ans « une bataille peu connue ». Elle compte lui consacrer son « mastère de recherche ».
Magie du quotidien
Mais notre historienne envisage surtout de prendre contact avec sa prétendue grand-mère, Madeleine, laquelle habite dans les environs, et en apprendre plus sur la naissance de son père et sur les circonstances dans lesquelles elle l’a aussitôt abandonné. Nestor débarque bientôt à son tour de Paris, il s’installe avec Sidonie à la Houblonnière, semi-ruine où vit cette aïeule, au demeurant excentrique et revêche. Au fil de la longue et tortueuse enquête menée par la jeune femme refont surface les souvenirs de la Tuilerie, communauté comme il y en eut dans les années 1960, où Madeleine et d’autres originaux, du temps de leur jeunesse, « tiraient l’eau du puits, s’éclairaient à la lampe à huile, se lavaient dans des tubs » et survivaient comme ils pouvaient.
De nombreux personnages surgissent de partout, détenant chacun quelques bribes d’information. Au récit mené à la première personne par Sidonie viennent s’ajouter des documents divers, articles de journaux (habilement pastichés), lettres, « entretiens » enregistrés… L’auteure tire de sûrs effets comiques de son héroïne-détective, qui fait toujours le contraire de ce qu’elle annonce, tient scrupuleusement les « comptes » de ses dépenses compulsives et celui de ses amants (l’assureur, le voisin, le gynécologue, l’inspecteur…). Isabelle Dangy, spécialiste de Pérec par ailleurs, sait aussi faire naître de la description minutieuse du quotidien une poésie mélancolique et drôle.
Ce qui n’empêche pas vrais ou faux rebondissements de se succéder, tandis que s’entrecroisent les références littéraires : il y a un domaine mystérieux comme dans Le Grand Meaulnes, un couple quasi incestueux comme dans Les Hauts de Hurlevent, des histoires de pensionnat comme dans les romans d’adolescence, des énigmes familiales comme dans bien des romans tout court. Et sur tout cela plane un vague parfum de conte de fées… Madeleine « n’est pas fondamentalement différente des aïeules des contes », voire « des sorcières, des marâtres, des ogresses » ; à l’occasion, dans son jardin, elle dialogue avec « les elfes ».
Musique contemporaine
L’intérêt va cependant bien au-delà des plaisirs de l’intertextualité ou du second degré. L’intérêt est dans les ondes… Les ondes Martenot, d’abord. Un de ces instruments, dont on rappellera qu’ils furent inventés en 1928 et que Milhaud, Honegger ou Messiaen contribuèrent à leur fugitive heure de gloire (2), traîne à la Houblonnière après avoir trôné à la Tuilerie, où Gilberte, la mystérieuse amie de Madeleine, en jouait. Sa sonorité étrange répand sur le récit « une atmosphère de légende ». Cependant les vraies ondes sont surtout celles qui parcourent le texte lui-même, s’y croisant et s’y superposant. L’auteure lance un thème et observe, dirait-on, les répercussions qu’il éveille en se heurtant aux autres : la musique, l’inceste, les années 1960 et la vie en communauté, la recherche universitaire, tous ces motifs et bien d’autres se combinent ainsi à celui de la quête des origines et de soi. Nestor et Sidonie ont chacun « un énorme trou dans le maillage de [leur] ascendance », et travaillent comme ils peuvent à le combler. Seulement, quand dans d’autres romans toutes les pistes convergeraient vers une révélation et une vérité finales, les ondes imposent ici un principe de dispersion, de flottement et d’incertitude. Madeleine est-elle bien la grand-mère de Sidonie ? Et si c’était plutôt Gilberte ? Et le grand-père ?... « Comme une division qui tombe juste, la vérité n’a pas de reste, et quand on la laisse surgir, on se retrouve vide, ou plutôt déserté ». L’écrivaine comme l’héroïne préféreront donc le suspens au définitif, l’aléatoire au calculable, la mécanique ondulatoire à la géométrie euclidienne.
Sous des apparences faussement classiques se fait entendre du coup une musique très contemporaine. Tout se passe au fond comme si nous étions plongés dans la matrice de nombreux romans possibles, que l’auteure fait tous vivre sans en choisir vraiment aucun. Une morale émerge malgré tout : on n’a que les familles qu’on s’invente. Sidonie choisit de penser que son aïeule est bien Madeleine, elle reste avec elle et deux de ses anciens compagnons déglingués à la Houblonnière, sans Nestor… Cette jeune femme imaginative fait ce que peut-être le lecteur est lui-même discrètement incité à faire : bâtir, à partir des romans qui s’esquissent sous ses yeux, l’histoire de son choix. Tandis que, tout autour, les ondes suivent leur chemin…
P. A.
(1) Après L’Atelier du désordre (2019) et Les Nus d’Hersanghem (2020, même éditeur)
(2) Voir par exemple ici pour en savoir plus