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Comment ne pas dire classique ?... On aimerait éviter l’adjectif, galvaudé, voire, aujourd’hui, dépréciatif, mais c’est celui qui, irrésistiblement, vient à l’esprit. À propos du style, d’abord. Précis, net, dépouillé, au service d’une écriture qui va droit au but sans sacrifier jamais aucune complexité. Et on pourrait en dire autant de la construction, qui sait combiner une chronologie sans virevoltes ni boucles avec la distance de l’après-coup et le sens de la dramaturgie.
Première partie : Sybil. Ou : une histoire d’amour. C’est dit dès la première ligne : « de dix à quatorze ans », la narratrice a vécu une de ces passions prétendument amicales que l’enfance et l’adolescence peinent à nommer, pour une camarade du même âge, sur le berceau de laquelle semblaient s’être penchées les fées. Ne paraissait-elle pas sortie d’un conte, avec sa chevelure si opulente qu’elle avait « quelque chose d’exceptionnel et de merveilleux », de l’ordre du « don », de « l’élection », de la « féerie », précisément ? L’impression se confirmera lorsque, à quinze ans, « Sybil devi[ent] extrêmement belle ». C’est aussi le moment où elle s’éloigne. Pour la narratrice, voici le temps de « l’envie », du « regret », d’autant plus douloureux que toujours vécus « sur le mode du rêve », et « ne se traduisant jamais en acte ».
Mutations et mystères
Sybil change, se dérobe, fuit… On voit se profiler peu à peu l’événement dramatique qui clôt cette première partie et ouvre, avec la seconde, l’époque des révélations – et de l’écriture. « Dès ce moment j’ai su que j’écrirais sur elle », dit celle qui nous parle. Et, pour cela, elle devra partir à la recherche du (double) secret qui donne son titre à l’autre partie du livre.
Secret, mystère, l’adolescence – ses souffrances et ses exaltations… Impossible de ne pas penser, comme, déjà, à la lecture de Nuit sur la neige (Gallimard, 2018, voir ici), au Grand Meaulnes. Cependant Nuit sur la neige comprenait déjà une dimension historique absente du roman d’Alain-Fournier. L’histoire de Sybil et de son amie aussi est, en même temps, le tableau d’une époque. D’une autre époque, comme on dit : ces années 1960 qui hésitent entre modernité (des robes, plus timidement des mœurs, des modes intellectuelles) et comportements encore très éloignés des nôtres. Qu’on en juge : ces adolescentes passent leur temps à lire… Mais la narratrice aime Montaigne, Sybil s’enthousiasme pour Sarraute. On danse le rock mais, dans le train, on est « pri[é] de mettre des gants blancs ». Et on écrit, je n’invente rien, depuis l’Angleterre, des lettres, qui sont « de petites rédactions dépeignant des lieux, des personnes, rapportant des faits »…
Autoportrait aux livres
Les contradictions de cette période charnière sont, il est vrai, particulièrement sensibles dans le milieu auquel appartiennent les deux personnages. À savoir la bourgeoisie catholique habitant des banlieues aisées, pratiquant le ski, l’équitation, passant les vacances dans de grandes maisons pleines de frères, de sœurs, de cousins… Quiconque verrait les choses depuis une autre classe sociale ne repérerait sans doute pas de grandes différences entre la famille de Sybil et celle de la locutrice. Toutefois l’adolescence est une période de la vie où l’attention aux signes de classe est extrême. Chez Sybil, les enfants sont « bien habillés, bien chaussés, très nets, très soignés » ; « Nous, nous étions habillés, sans plus », dit l’autre héroïne. Pour Sybil, le « meilleur lycée », le « meilleur cours de tennis », et même… le « meilleur missel ». « Mon missel est celui des bonnes », commente la narratrice. Et d’ajouter qu’« imaginer [son] amie si Noirmoutier et si Lacoste dans les maisonnées hors du temps » où elle-même passe ses étés lui est « insupportable ». Mieux vaut ne pas l’inviter.
On l’aura compris : dans ce mince volume, Laurence Cossé fait tenir sans effort plusieurs livres. Le roman d’amour sur fond de peinture sociale, frôlant presque, à l’occasion, le thriller à l’anglaise, est aussi un superbe récit autobiographique. L’auteure y fait le portrait d’une famille, où les habitudes bourgeoises vont de pair avec le goût de la liberté et le mépris des conventions. Elle y trace surtout un autoportrait, sans complaisance, en adolescente d’autrefois, complexée, inconsciente de l’être, dont le vrai pays est dans les livres, où elle « plong[e] (…) comme d’autres filent par la fenêtre et s’en vont dans les bois ». Portrait et autoportrait qui sonnent si juste et semblent si présents du fait même de se soucier de l’actualité aussi peu que possible. L’absence tranquille de tout intérêt pour l’air du temps, alliée à un sens aigu des changements d’époque, voilà la modernité d’un tel roman. Aussi authentique et transgressive que bien d’autres.
P. A.