Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Certains sujets, apparemment, demandent du volume. Voyez Les Bienveillantes (1), avec ses 900 pages. Voyez La Fabrique des salauds (2)… Le totalitarisme et ses suites, il semble qu’on n’en ait jamais fait le tour. Le roman de Nino Haratischwili frôle (quand même) les 600 pages. Et, à y regarder de près, elle ne pouvait pas vraiment faire à moins.
Nino s’y connaît
D’abord, il y a l’histoire elle-même… Celle que sa famille et tout le monde appelle « Chat » est une jeune actrice, qui a quitté sa Géorgie natale pour venir habiter Berlin. Comme toute actrice et tout félin qui se respectent, elle dispose de plusieurs vies. Aussi, quand un mystérieux oligarque russe la contacte pour lui proposer d’incarner dans une vidéo, pour cause de ressemblance troublante, une jeune Tchétchène morte violée et étranglée des années plus tôt par des soldats russes, elle se donne à ce rôle au point de vouloir « offrir une de ses vies de chat à la fille morte et peut-être la ramener à la vie ».
L’oligarque, c’est « le Général ». Il a dû, jeune homme timide et cultivé, faire la guerre en Tchétchénie, il s’est trouvé mêlé au meurtre, et cette expérience a fait de lui un autre homme : « Dans un monde où l’on se retrouvait forcé de choisir entre devenir un meurtrier et se tirer une balle dans la tête, il n’y avait plus de bonne option. Il ne restait qu’une seule aspiration, l’aspiration au pouvoir ». Depuis, on le nomme aussi, dans la presse occidentale, « le Pape Noir »… Mais depuis que sa fille, Ada, s’est suicidée parce qu’elle ne supportait pas d’avoir découvert les crimes de son père, ce héros, Alexander Orlov a décidé de régler tous ses comptes avec le passé. D’où la vidéo, qui a pour but de convoquer ses trois anciens complices sur le lieu de leurs exploits, en Tchétchénie, pour un réveillon de fin d’année un peu spécial.
Entre tous ces gens-là circule « la Corneille », messager des mauvaises nouvelles. C’est Onno, journaliste allemand « spécialisé dans l’Europe de l’Est avec un faible pour les tsars officieux de l’an 2000 » ; amant d’Ada et cause indirecte de sa mort, bientôt amant de Chat ; chargé de transmettre à qui de droit la vidéo. Pour prix de son aide, la promesse d’être autorisé à écrire un livre sur Orlov.
Cet homme qui écrit est le seul à avoir droit à la première personne, dans un livre où l’on passe de l’un à l’autre, avec changement de point de vue et éventuellement d’époque, en quatre parties dont les deux premières annoncent la couleur : Éclats, Rubik’s cube… Un thriller, donc ? Oui, c’est aussi ça. Mais n’ayez pas peur : mon résumé (étique, par rapport à l’ensemble) n’a rien dévoilé qui vous déflore une intrigue à torsions multiples, trouée de maelströms haletants et semée de révélations quasi jusqu’à la dernière page… dont je vous laisse découvrir les dernières lignes. Côté thriller, Nino s’y connaît.
Tout dire
Trouée de maelströms haletants… Voilà que je parle comme elle. Car, vous vous en doutez, ce n’est pas seulement un thriller. Il y a de la conteuse orientale chez cette trentenaire, native elle aussi de Tbilissi, venue elle aussi en Allemagne à vingt ans pour des études de théâtre, et qui a remporté un premier succès avec La Huitième Vie (Folio 2021) — décidément… À propos de ce roman-ci, la critique évoque « les grands romans russes », et le « réalisme magique des Latino-Américains ». Le réalisme magique, moui… Les grands romans russes, si on veut. Mais c’est à un autre auteur qu’on pense, et pas seulement pour le nombre de pages : notre Hugo. Certes, un Hugo qui connaîtrait les boîtes de Berlin, les rues de Moscou, les ryads marocains rachetés par des millionnaires russes. Un Hugo un peu caucasien. Mais quelque chose, chez Nino Haratischwili, rappelle le mélange de romanesque, de lyrisme et de goût obsessionnel du vrai qui caractérisent l’auteur des Misérables.
Comme lui, elle aime les images (« La lune était une faucille et gravait des étoiles dans la peau du ciel » ; « Sa mort avait fait pousser sur mon dos les ailes noires de la culpabilité »…). Et, comme lui, elle veut tout dire. Tout dire de quoi ? Du drame historique, bien sûr, en ses multiples actes : le stalinisme et la déportation des Tchétchènes ; l’Afghanistan ; la mort de l’Union soviétique, le devenir d’un pays livré à des gens comme le Général, les conflits sans fin —Tchétchénie, mais également Géorgie…
Tout dire aussi de chaque personnage, et de la façon dont il essaie, tant bien que mal, de trouver une place dans ce chaos. Car je n’ai parlé que des plus importants. Il y en a bien d’autres, répartis sur trois générations, avec chacun son passé, son histoire… Aucun n’est sacrifié, elle fait un sort à tous. Et on ne peut se défendre d’être ému devant cet acharnement sur le sujet, devant ce sentiment d’une urgence à entrer dans les détails, devant cette certitude, en même temps, qu’on n’arrivera jamais au bout de ce qui devrait être dit, et qui constitue aussi, bien entendu, une histoire personnelle. On est empoigné. On passe sur les longueurs, les redites, emporté par un tourbillon qui a, dans ses lenteurs même, un peu de la majesté qu’on prête volontiers à l’Histoire en marche. Tragique, forcément. Comme l’annonçait la première phrase prononcée dans le roman par Chat, et tirée de l’Antigone de Sophocle : « Ton cœur s’enflamme pour un projet qui donne froid dans le dos ».
Bref, 600 pages… Il les fallait.
P. A.
(1) Jonathan Littell, Gallimard, 2006
(2) Chris Kraus, Belfond, 2019, voir ici
Illustration : en Tchétchénie...