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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

La Forteresse impossible, Jason Rekulak, traduit de l’anglais par Héloïse Esquié (Actes Sud)

https-_www.kazoart.comIl faut le reconnaître : c’est leur spécialité. Dickens, Mark Twain, Salinger, pour ne citer que les plus grands noms… Les Anglo-Saxons, malgré Le Grand Meaulnes, ont porté le récit d’enfance et d’adolescence à un degré supérieur de réussite. Et ne parlons pas du cinéma, de Laughton (La Nuit du chasseur) à Gus Van Sant (Elephant) en passant par Robert Mulligan (Un été 42) et George Lucas (American Graffiti). Combien en avons-nous connu, de ces petites villes où des lycéens se traînent entre drive-in et centre commercial, en proie à l’ennui et à l’obsession des filles ?... Que le ressort profond de ces récits reste efficace et que le genre puisse encore et toujours se renouveler, voilà pourtant ce que l’écrivain américain Jason Rekulak démontre avec un certain brio.

 

« Glands mammaires »

 

Qu’est-ce que « la forteresse impossible » qui donne son titre, anglais comme français, au roman ? D’abord, c’est le magasin de monsieur Zelinsky, lequel vend du matériel de bureau, de la papeterie et des magazines. Dont ce fameux numéro de Playboy où figurent des photos « incroyables » de Vanna White, la présentatrice bien connue de La Roue de la fortune (« On voit ses deux nichons en super gros plan. Les tétons, les glands mammaires, la totale »). Comme il est impossible, en 1987, à Billy, Alf et Clark, âgés de 14 ans, d’acheter sans détour un exemplaire, ils conçoivent l’audacieux projet de s’introduire nuitamment dans la place pour s’en procurer un, non sans laisser la somme due sur le comptoir. Ne reste qu’à séduire Mary, la fille du commerçant, pour obtenir le code permettant d’entrer dans la boutique en dehors des heures d’ouverture. C’est Billy, par ailleurs le narrateur, qui s’en chargera.

 

Mais voilà… À une époque où « l’Internet tel que nous le connaissons n’existait pas », il est « parmi les rares privilégiés » à posséder un ordinateur, dont il a découvert avec stupeur qu’il n’était pas simplement « une console de jeux vidéo haut de gamme » mais « permettait de créer ses propres jeux ». « Et aussitôt, j’ai été accro », dit-il. Sauf que la jeune Mary, qui a le même âge, se révèle aussi accro que lui, et plus avancée dans le monde des geeks. Les manœuvres de séduction prendront du coup la forme d’un travail commun : la création d’un jeu inspiré par une gravure d’Escher et intitulé La Forteresse impossible(1).

 

« Comme un croque-monsieur »

 

Et ce qui devait arriver arrive… C’est Billy qui se sent attiré par cette jeune fille aux formes pourtant trop généreuses pour rappeler les mannequins en bikini qui couvrent les murs de sa chambre. Et elle ?... Mystère. Intermittences du cœur, conflit entre amour naissant et amitié indéfectible, bref, « sentiments (…) tout emmêlés comme des lacets mouillés, impossibles à dénouer ».

 

On l’aura compris, c’est, loi du genre oblige, à un récit d’éducation que nous avons affaire, et « la forteresse impossible » est aussi le secret féminin ou, au-delà, l’âge d’homme dont sa révélation est censée représenter la clé. Les multiples significations du titre mettent en évidence ce qui constitue l’originalité la plus apparente de ce premier roman : le jeu vidéo qui s’y élabore en est à la fois le modèle et l’image mise en abyme. Son scénario (pénétrer malgré des ogres dans un château labyrinthique pour délivrer une princesse) programme le déroulement de la fiction dans son ensemble et s’y retrouve projeté sous des formes toujours nouvelles : à la boutique dans laquelle nos héros finiront bien par se glisser en franchissant de nombreux obstacles succédera par exemple un lycée de filles « situé sur le sommet d’une montagne » et entouré de clôtures susceptibles de « te griller comme un croque-monsieur ».

 

« Loin des écrans »

 

De cette apparente prééminence du code sur l’écriture et du pixel sur le caractère d’imprimerie, que conclure ? Jason Rekulak célèbre-t-il la défaite du livre, dès l’époque où, pourtant, « un livre qui se trompe, ça n’existait pas » ? Célébration qui serait bien paradoxale dans un roman, lequel de surcroît n’hésite pas à souligner ses emprunts à la tradition littéraire dans laquelle il s’inscrit : « C’était la pleine lune, et je connaissais le chemin par cœur, donc j’ai laissé ma lampe dans ma poche arrière. C’était agréable d’être dehors la nuit, parti pour une aventure réelle, loin des écrans d’ordinateur ».

 

La réversibilité, suggérée et mise en scène, entre l’écran et le papier, le texte et l’image, le nouveau et l’ancien, est peut-être bien plutôt un moyen particulièrement adapté aujourd’hui pour tenter de cerner une réalité elle-même à double face : celle d’un temps de la vie qui peine à se détacher de l’enfance et se tourne déjà pourtant vers l’âge adulte. Et celle d’un thème qui, entre nostalgie et humour, burlesque et poésie, se révèle décidément une source inépuisable pour l’imaginaire.

 

P. A.

 

(1) Ce jeu existe, Jason Rakulak, qui a dû ressembler jadis à ses héros, précise dans une note finale qu’on peut y « jouer gratuitement sur [son] site d’auteur ». Si le cœur vous en dit, cliquez ici.

 

 

Illustration : Relativité, gravure de M. C. Escher, 1953

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