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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Je suis alsacien mais je me soigne, Pierre Kretz (Héliopoles)

photo Pierre AhnneParmi les lecteurs de ce blog, il n’aura échappé à personne que je parle rarement d’essais. Surtout quand ils sont socio-historiques. Mais les plus attentifs de ces mêmes lecteurs n’auront pas davantage laissé de le remarquer : je n’ai pas rompu tous les liens avec la région qui m’a vu naître (pourquoi les romprais-je ?). Et, par ailleurs, j’ai souvent dit le bien que je pensais des écrits de Pierre Kretz, homme de théâtre et romancier (1). Lequel n’a pas digéré la disparition officielle de la région Alsace, fondue récemment dans le Grand-Est, ni le mot malheureux d’un récent président de la République qu’on a vu mieux faire : « L’Alsace n’existe plus ». Kretz nous avait déjà donné, sous ce titre, en 2017, un essai vengeur (2). Il récidive aujourd’hui chez un autre éditeur et sur un autre ton.

 

Du Rhin jusqu’à Nogent-sur-Marne

 

Seulement, est-ce encore un essai ? On serait plutôt dans le genre du pamphlet. Mais d’un pamphlet qui se jouerait des genres. Je ne m’aventurerai pas sur le terrain même du débat. Pierre Kretz ridiculise avec mordant le centralisme excessif, les hommes politiques versatiles et les universitaires paniqués à l’idée de sembler passéistes — gageons que parmi toutes ces personnes, citées nommément, il ne se fera pas seulement des amis. Pour démontrer l’absurdité d’une « région » s’étendant des bords du Rhin aux confins du bassin parisien, il puise ses arguments dans la géographie et, surtout, dans l’Histoire. Ce qui nous vaut un chapitre, intitulé Histoire d’une fiction, dans lequel il parcourt, brillamment et à bride abattue, les métamorphoses compliquées de la province perdue, depuis les Romains jusqu’au covid. Point culminant : la période 1870-1945, qui voit les Alsaciens changer quatre fois de nationalité et mener deux guerres sous l’uniforme allemand, le plus souvent contre leur gré. Et l’auteur de Vies dérobées (3) de revenir sur la tragédie des malgré-nous, ainsi qu’on les désigne entre Vosges et Rhin, enrôlés de force dans la Wehrmacht, voire dans la SS.

 

Que penseront de tout ça les « Français de l’intérieur » (« En alsacien ça donne "Inner Frànkrich" »), c’est-à-dire, comme le rappelle malicieusement Kretz, « l’immense majorité de [nos] compatriotes » ? Se sentiront-ils concernés par les drames d’une province plus particulière qu’aucune autre ?... Si on peut présumer que oui, c’est pour les raisons mêmes qui font, me semblent-ils, que le livre de Kretz a bien sa place sur les pages de ce blog.

 

« Dans l’ombre de tous ces morts »

 

Pour raconter la « fiction » alsacienne, notre auteur a recours à une autre fiction : son narrateur a été, nous dit-il, longtemps malade ; il souffrait d’« alsacondrie », ce mal dont sont atteints les Alsaciens qui se cramponnent frénétiquement à leur province et refusent les bienfaits modernistes du Grand-Est. Seulement, celui qui parle ici est guéri de ses errances. Et c’est sur un ton navré qu’il les détaille, et avec enthousiasme qu’il chante les vertus de la région nouvelle. Cet usage de l’ironie est la première trouvaille du livre, et on peut regretter que, dans le dernier chapitre, « J’ai replongé », l’auteur tombe le masque et signe de son nom. Mais ce chapitre est court. Tout en savourant le comique pince-sans-rire et la fausse naïveté chers à Kretz (4), le lecteur parcourt la plus grande partie de l’ouvrage avec la sensation d’un étrange et séduisant déséquilibre. Le mélange des tons et des genres vient encore l’accroître. Avec Kretz, l’enfance n’est jamais loin. Elle affleure au détour de presque chaque page, sur le mode de l’humour quand il s’agit des excursions du dimanche dans « la CCIII » paternelle (« Pour les rois, on emploie des chiffres romains, alors que, pour les Peugeot, ce sont des chiffres arabes [mais] tout ceci n’est qu’une question de convention »). Le ton cependant se fait plus grave pour parler des silences qui recouvraient certains pans d’un passé familial malmené par l’Histoire. Et on en vient à cette belle évocation de la ruelle villageoise où le prétendu narrateur a passé son enfance, et sur laquelle pesait « une chose lourde et invisible », « une chose qui était liée aux souvenirs de ceux qui y vivaient et reliée aux fantômes de ceux qui y avaient vécu » — « Nous vivions dans l’ombre mystérieuse de tous ces morts ».

 

La singularité alsacienne mêle un sentiment de profonde appartenance à une région singulière au vertige identitaire profond qui l’accompagne. Pour la dire, Pierre Kretz invente un essai qui tient de la fiction, une fiction qui tient de l’autobiographie, une écriture bondissante où le rire dit la colère et l’abyssale mélancolie. Une écriture claudicante et nerveuse, à l’image exacte de son sujet. Un morceau de littérature, en somme.

 

P.A.

 

(1) Pour en savoir plus sur lui, voir l’entretien qu’il a accordé à ce blog.

(2) L’Alsace n’existe plus, Le Verger, 2017

(3) Le Verger, 2018, voir ici

(4) Voir, par exemple, Quand j’étais petit, j’étais catholique (La Nuée-Bleue, 2005).

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