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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

La Rivière en hiver, Rick Bass, traduit de l’anglais par Brice Matthieussent (Christian Bourgois)

www.lerevenu.comRick Bass a été géologue, puis s’est retiré dans le Montana pour animer des associations de sauvegarde de la nature et, surtout, écrire des nouvelles, dont de nombreux recueils ont été traduits et publiés chez Bourgois. Un écrivain écolo, donc. Mais ni bien-pensant ni édifiant, même si les héros de ses récits éprouvent souvent une fascination pour la nature sauvage.

 

Chaud et froid

 

Car ce sont, bien sûr, des histoires de plein air. Ayant pour cadre une Amérique profonde et rurale, parfois édénique (« Les pâtures étaient tendres et grasses, l’herbe couleur émeraude (…). L’eau des rivières, maintenant d’un bleu limpide, s’était délestée des alluvions accumulés au fond (…). De temps à autre, son père et elle voyaient un aigle d’Amérique perché sur une branche de peuplier ») ; parfois moins (« C’était en pleine campagne, le long d’une route au gravillon rougeâtre semé d’ornières, une route qui ne menait nulle part »). Et, si les tableaux de la nature abondent, ils incluent sans réticence le pétrole jaillissant du sol, avec son « odeur délicieuse, très légèrement soufrée », et sa « surface sombre et sirupeuse » où libellules et papillons (« azurs, monarques, machaons zébrés ») viennent s’engluer.

 

On serait tenté de répartir ces textes en deux colonnes, selon qu’ils mettent en scène le chaud ou le froid — extrêmes, toujours extrêmes. Histoires froides : Élan (le narrateur et un certain Matthew en tuent un puis le rapportent chez eux, long voyage-épopée dans la neige) ; L’Arbre bleu (le bûcheron Wilson et ses deux filles vont chercher un sapin de Noël, tombent en panne, reviennent à pied dans la nuit où un cougar rôde) ; La Rivière en hiver (Brandon y plonge sous la glace pour attacher une chaîne au pick-up immergé, qu’on pourra ensuite ramener sur la rive). Histoires chaudes : Ce dont elle se souvient (Lily et son père voyagent, par un bel été, de Missoula à Yellowstone) ; Chasseur de baux (le narrateur travaille à racheter à bas prix des terrains pétrolifères) ; Guide du Pérou et du Chili à l’usage d’un alcoolique (le même Wilson, qui a beaucoup baissé, voyage, toujours avec ses filles, dans les pays susdits) ; Histoire de poisson (le jeune narrateur est chargé de maintenir en vie, le temps d’une journée de chaleur accablante, un gigantesque poisson-chat). Récit ni chaud ni froid : l’étrange Coach, qui raconte la vie d’un entraîneur d’équipes de basket féminines dans les lycées — « Le mélange de passion survoltée et de profonde absurdité concocté par le basket lui tint lieu de thérapie. Il pouvait l’utiliser pour se guérir d’une vie d’échecs et de souffrances ».

 

Derniers moments

 

Car toutes les vies, ici, sont soit brisées soit en grand péril. Il y a beaucoup de femmes qui boivent et de pères en détresse, qui boivent aussi. Peu ou pas de violence directe, mais un climat de danger permanent, et la présence, à l’arrière-plan, de tout ce qui menace : « échec scolaire », « abus d’alcool ou de drogue », « divorce », « drames familiaux ».

 

Que racontent ces huit nouvelles ? Rien qui ne doive se lire entre les lignes : basculements imperceptibles, carrefours de la vie où l’on bifurque sans toujours le savoir, dernières fois — que le titre original, For a little while, suggère mieux que l’épico-écologique Rivière en hiver. Pendant que tous deux errent dans une campagne de rêve, Lily passe à l’âge adulte et son père entre dans le monde d’Alzheimer. Le sapin de Noël de Wilson marque le début de ses malheurs, et son voyage en Amérique du Sud est probablement l’ultime rémission avant le départ de ses filles et sa chute finale. Le héros de Chasseur de baux prend congé de son éducation mormone pour devenir, en toute discrétion, un franc salaud. Ainsi de suite.

 

On croise de possibles sorcières, des animaux qui ont l’air de « monstres de la mythologie », on voit une femme danser avec une dépouille de poisson évoquant « un homme vêtu d’un veston noir aux reflets argentés ». Tout baigne dans une lumière étrange, entre réalisme et légende. Et Lily, dont les rêveries accompagnent, en contrepoint, le défilé somptueux des paysages derrière la vitre de la voiture paternelle, imagine la vie d’une chanteuse dont elle a vu le nom sur une affiche, la nuit d’orage vécue par les habitants âgés de vieux camping-cars, l’existence d’un « homme d’âge mûr et grisonnant » qui la regarde passer depuis la galerie de son « mobile home déglingué »… Autant de sujets de nouvelles à la manière de Rick Bass : énigmatiques et tristes, mais prises dans la splendeur du monde comme les papillons dans le pétrole.

 

P. A.

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