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C’est une histoire indicible. Non en ce sens qu’elle serait inavouable, mais parce que son sujet principal est par essence rétif à entrer dans les mots. Ce sujet, c’est Georgette. Dans la famille de la narratrice, famille syro-libanaise comme celle de Dea Liane, laquelle conserve aussi, dans ce livre qui n’est pas sous-titré roman, sa profession de comédienne, Georgette est ce qu’on appelle une « fille » – « pas question de dire bonne ou domestique ou servante ou femme de ménage ou nounou ». Georgette appartient à la génération « des Libanaises, des Syriennes et des Palestiniennes, elle est déjà une antiquité » par rapport aux Pakistanaises ou aux Philippines qui leur ont succédé.
Deux mères, deux langues
« Georgette était notre bonne, mais le mot était imprononçable », note la narratrice. En effet, comment réduire à un tel rôle celle dont on peut dire : « Elle était notre mère aussi – elle était notre père aussi », « Nous avions toujours été quatre plus une » ?... Bonne est indicible parce que la relation entre Georgette et les autres membres de la famille échappe aux catégorisations nées du langage usuel. Comment, alors, la dire, et liquider ainsi ce qui apparaît comme une sorte de dette ? Tel est le problème, profondément littéraire, auquel la jeune écrivaine se confronte dans ce premier texte publié.
S’y dessine une autobiographie en pointillé, qui se limite à l’enfance et à l’adolescence. S’y esquisse aussi le portrait d’une famille : le père, autoritaire, voire légèrement caractériel, la mère, évitant les conflits et ne s’imposant qu’indirectement ; le fils un brin révolté ; la fille, toujours un peu à distance. C’est une famille chrétienne de Damas, qui hésite entre lieux, langues et cultures, au cours d’incessants va-et-vient entre Syrie, France et Liban : la mère « a toujours préféré le français à l’arabe », le père « parle tout le temps arabe à la maison », la narratrice a « deux langues maternelles », l’une l’emportera sur l’autre à l’adolescence, l’autre reviendra pour communiquer tardivement avec le père – « L’arabe est ma langue paternelle ».
Les mots et les images
Tout cela ne sert cependant que de toile de fond à ce qui constitue le vrai sujet du livre et lui donne son titre. Cette inversion de la hiérarchie sociale, en plaçant au centre celle qui, dans la réalité, était maintenue en retrait, est une première manière de lui rendre justice. Mais la stratégie de contournement et de retournement à laquelle a recours Dea Liane s’inscrit d’abord dans l’écriture elle-même. Par la description minutieuse, bien sûr, des objets et des gestes du quotidien, domaine de Georgette : l’essorage de la serpillière (« Le geste sûr et précis, l’efficacité de la prise, l’impression de facilité, la rapidité, et toute cette eau qui en ressort… ») ; l’épilation (« Elle pétrissait habilement le caramel translucide et parfumé entre ses larges mains, attendant que je sois prête »…) Mais ce sont surtout des images volées au quotidien qui sont ici systématiquement scrutées et interrogées. « Peu de temps après ma naissance », écrit notre auteure-narratrice, « mon père a offert une caméra à ma mère. Dès lors (…), elle filme tout ». « Les vingt volets de la saga familiale sont fichés et rangés dans un classeur ». C’est dans ces films familiaux que Dea Liane va chercher et retrouver la vraie Georgette : « Je fais le point sur elle, elle qui est toujours dans les marges du cadre, cachée derrière nos corps (…). J’essaie de distinguer dans l’image pixellisée les contours de son univers ; d’entendre dans ses paroles grésillantes les limites de sa condition ».
Ce déplacement des souvenirs eux-mêmes à leurs images libère la parole et fait jaillir les mots. Car les images parlent, elles disent les rapports singuliers et asymétriques qui unissent à la famille qui l’emploie cette seconde mère privée de véritable existence individuelle. Mais les images ne peuvent parler seules, sans que les mots viennent les relayer. L’auteure trentenaire marque son entrée en littérature par une réflexion subtile sur le langage et ses limites. Georgette, c’est la défaite et le triomphe des mots ; et c’est la victoire paradoxale et tardive de Georgette : « La mère zoome sur le visage replet et comblé de la petite fille. Le visage jaune et sombre de Georgette est coupé par le cadre », et celle-ci « ne se doute pas que son regard fixe et indéchiffrable est le seul mystère de cette scène ; elle ne peut pas se douter que son regard attire le regard comme un aimant (…), que son visage éclipse la banalité du bébé endormi ».
P. A.
Illustration : Jean-Étienne Liotard, La Belle Chocolatière (1744-1745), détail