Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Elle ne serait pas d’accord, mais il y a là deux livres. Elle : Tanya Tagaq, dont c’est le premier roman, mais qui est connue par ailleurs comme photographe, peintre et, surtout, chanteuse de gorge. Il y a plusieurs types de chants de gorge, nous parlons ici du mode de chant diphonique que pratiquent les femmes inuites dans l’Arctique canadien (1), région d’où notre auteure est originaire (2).
Tipp-Ex et odeur de pierres
Elle nous raconte l’enfance et l’adolescence d’une jeune fille dont nous ne savons pas le nom, dans une petite ville quelque part entre banquise et toundra, où il fait nuit la plus grande partie de l’année. On se chausse de peau de phoque, on mange du caribou, et il faut, dans certaines circonstances, prendre garde aux ours. Les enfants traînent dans les rues quand le soleil cesse de se coucher ; ils se livrent à des jeux brutaux, inhalent du butane, du diluant, du vernis à ongles et du Tipp-Ex ; les adultes, qui passent beaucoup de temps à boire en écoutant de la musique country, sont obnubilés par l’idée d’introduire leurs mains dans les culottes des plus jeunes ; « J’ai fait comme si de rien n’était » est une phrase clé.
Cette violence omniprésente va de pair avec une impression de vitalité intense. « Meute humaine aux cheveux noirs », nos jeunes héros s’ébattent, « englués dans l’infâme torrent des désirs ingrats ». Les filles aiment tout ce qui est fluo, moulant, et AC / DC. La question est de savoir si leur poitrine va s’épanouir. Soudain, la narratrice a dix-sept ans. « On [l’a] renvoyée à la maison après [sa] tentative de suicide au pensionnat » — nous n’en saurons pas plus. Elle réussit à attirer l’attention du « Plus Beau Gars », avec qui elle traîne « sur les réservoirs à Diesel » ou « vole du hasch, de la bière et des chips » pour des fêtes dans des lieux abandonnés. Tout cela en courts chapitres, sur le mode du flash, sans noms propres, selon une temporalité désarticulée. Ce chaos dynamique dans un cadre naturel extrême aurait pu suffire. On se contenterait bien de notations telles que celle-ci : « Les odeurs libérées par le dégel printanier soulèvent en nous un furieux besoin de mouvement. L’air est si propre qu’on peut flairer la différence entre la pierre lisse et la déchiquetée ».
Renards, lait vert et énergie cosmique
On discerne quand même une espèce d’histoire : enfance, premières amours, grossesse précoce ; des jumeaux naissent ; fin tragique ; peut-être… Car il faut aussi parler du second livre. Il alterne avec le premier, avant de prendre progressivement sa place, à l’image de ce qui est censé advenir dans la vie de l’héroïne commune aux deux. D’abord, il se cantonne pour l’essentiel dans les poèmes qui viennent s’intercaler entre les chapitres, et qu’on dirait, en effet, écrits par une préadolescente : « Regarde avec pitié les autres humains. / Pourquoi sont-ils opprimés à ce point ? / … / Regardons avec pitié la terre stigmatisée / Que lui avons-nous fait ?... » Etc. C’est curieux, depuis quelque temps, dans certains livres, cette manie de mettre des poèmes (voir par exemple ici et ici).
Mais bientôt il ne s’agit plus seulement de poèmes. Notre jeune amie a d’étranges visions, perçoit des êtres qui proviennent « des couches d’énergie qui échappent à notre perception physique » et ne rêvent que de s’introduire en elle. Elle a des rapports privilégiés avec les renards, dont l’un ou l’autre, parfois, « assis comme un homme sur une chaise », lui présente « un phallus énorme, orange et noir ». Pourtant, c’est avec une aurore boréale qu’elle perd sa virginité, mettant ensuite au monde des créatures issues d’un fonds cosmique probable, cachées sous l’apparence des deux jumeaux mentionnés ci-dessus, qu’elle nourrit du lait vert sourdant de son sein.
« Le Plus Beau Gars » passe évidemment pour leur père, d’ailleurs ils lui ressemblent un peu. Mais cette ébauche de fantastique ne suffit pas à rattraper une esthétique qui, de plus en plus, oscille entre la bande dessinée de science-fiction et la romance new age (« Je sens se sculpter des colonnes de clarté tourbillonnantes qui surgissent de mon corps pour s’allonger haut dans le ciel et creux dans l’eau »). Elle ne rattrape surtout pas les discours pompeux pleins de majuscules : le Corps, le Mental, la Volonté… : « Le crâne est notre prison. Notre chair cache des secrets. Nos cellules naissent et meurent, poussées par la force qui forme les galaxies et les défait. Contexte. Perspective. Échelle ».
Tanya Tagaq sait pourtant l’art de la suggestion et de l’ellipse. Elle le montre bien dans ce que j’ai appelé son premier livre. Ah, que ne s’en est-elle tenue là. Mais elle voulait exposer in extenso sa vision du monde… Dommage.
P. A.
(1) Pour en écouter un exemple, cliquer ici.
(2) Pour la voir et l’entendre sur scène, cliquer ici.